Le pouvoir juridique des emojis : quand un 👍 conclut un contrat

Un cas récent et notable a mis en évidence une pratique contractuelle peu orthodoxe. La société canadienne SWT a prétendu avoir conclu un contrat d’achat à livraison différée avec la société agricole Achter Land & Cattle Ltd, dans lequel elle s’engageait à acheter 87 tonnes de lin métrique, la livraison étant prévue en novembre.

NĂ©anmoins, Achter Land & Cattle Ltd n’a jamais livrĂ© ces 87 tonnes de lin ! En cause ? Le prĂ©tendu contrat rĂ©sultait d’un document rĂ©digĂ© et signĂ© par l’acheteur, ensuite transmis par SMS Ă  Chris Achter, reprĂ©sentant de la sociĂ©tĂ© vendeuse. Ce dernier avait simplement rĂ©pondu par un đź‘Ť. MalgrĂ© cette rĂ©action positive, Achter, soutenant qu’aucun contrat n’avait Ă©tĂ© formellement conclu, n’a jamais honorĂ© son engagement de vente.

 

Une approbation par 👍 validée par la Cour

La Cour du Banc du Roi pour la Saskatchewan a rendu un verdict le 8 juin 20231 : l’emoji đź‘Ť, utilisĂ© en rĂ©ponse au contrat, a Ă©tĂ© jugĂ© suffisant pour une acceptation contractuelle valide ! Selon la Cour, ce processus qui comprenait l’envoi du contrat par SMS, suivi d’une approbation par emoji, respectait les normes contractuelles canadiennes.

 

Les justifications du jugement

Pour arriver Ă  cette conclusion, le juge a considĂ©rĂ© plusieurs Ă©lĂ©ments. Premièrement, compte tenu des relations commerciales existantes entre les parties, oĂą l’acceptation de contrats a souvent Ă©tĂ© exprimĂ©e par des termes tels que « look good » ou « ok », un emoji « pouce en l’air » đź‘Ť a Ă©tĂ© jugĂ© admissible en tant qu’expression d’acceptation.

De plus, en vertu de la Loi de 2000 sur l’information et les documents électroniques, du Canada, le juge a considéré que le pouce levé pouvait être considéré comme un acte électronique exprimant l’acceptation d’une offre.

Ainsi, le contrat a Ă©tĂ© jugĂ© signĂ© grâce Ă  l’utilisation de cet emoji. Achter Land & Cattle Ltd a contestĂ© la formation du contrat, affirmant qu’il n’avait pas l’intention d’accepter l’offre lorsqu’il a envoyĂ© le fameux Ă©moji. NĂ©anmoins, le juge, en prenant en compte le contexte global de l’affaire, a jugĂ© autrement. En effet, il a considĂ©rĂ© les relations commerciales prĂ©existantes et stables entre les deux parties, ainsi que le fait que leurs termes contractuels n’ont jamais variĂ©. Dans ce contexte, il a estimĂ© que le consentement avait bien Ă©tĂ© donnĂ©, validant ainsi la formation du contrat.

 

Implications pour le droit français des contrats

Cette affaire ouvre une réflexion intéressante pour le droit français des contrats. Comme au Canada, le principe de base en France est le consensualisme, où un contrat est formé par le simple échange des volontés des parties.

Le Code civil français n’exige pas de formalisme spĂ©cifique pour la formation du contrat, sauf exceptions prĂ©vues par la loi. En principe, tant que l’offre et l’acceptation dĂ©montrent la volontĂ© des parties de conclure, qu’elles soient expresses ou tacites, le contrat est considĂ©rĂ© comme valablement formĂ©.

La validitĂ© du contrat peut ĂŞtre remise en cause en cas de dĂ©faut de consentement, d’incapacitĂ© contractuelle ou si le contenu du contrat est illĂ©gal ou incertain2. Ainsi, peu importe la manière dont l’acceptation est communiquĂ©e Ă  l’offreur, si le juge est convaincu que les parties ont donnĂ© leur consentement, le contrat doit ĂŞtre exĂ©cutĂ©. Les emojis, bien que considĂ©rĂ©s comme des moyens d’expression informels, pourraient donc ĂŞtre pris en compte par les tribunaux français dans le cadre de litiges.

 

Juliette Danjean
Stagiaire juriste

Gaëlle Loinger-Benamran
Associée – Conseil en Propriété Industrielle

(1) South West Terminal Ltd. v Achter Land, 2023 SKKB 116 (CanLII)
(2) Article 1128 du code civil