10
septembre
2024
Dépôts répétitifs pour échapper à l’obligation d’usage : quasi-présomption de mauvaise foi
Quand Mick Jagger fait les frais d’une stratégie de dépôt périlleuse en matière de marque et perd (une partie) de ses droits portant sur sa marque éponyme pour cause de mauvaise foi.
En France et en Europe, une marque bénéficie d’une période de grâce de 5 ans. Passé ce délai, le titre est susceptible de déchéance s’il n’est pas exploité sérieusement.
Pour échapper à cette sanction, certains titulaires tentent de redéposer la même marque tous les 5 ans. Cette pratique est toutefois de plus en plus sanctionnée par les offices de marques. Et la notoriété du titulaire ou de sa marque n’est dans ce cas pas de nature à l’exonérer de sa mauvaise foi.
L’affaire qui a mis en lumière l’existence de dépôts récurrents de la marque Mick Jagger
En 2018, la société danoise de restauration rapide Jagger Junk dépose une demande de marque européenne pour des produits alimentaires et des services de restaurant. Musidor BV, la société qui gère les droits des Rolling Stones, s’oppose à cette demande sur le fondement de sa marque antérieure « Mick Jagger », laquelle est également enregistrée pour des services de restauration, de bar et de café.
Mick Jagger obtient gain de cause, mais Jagger Junk n’entend pas en rester là.
Si la marque MICK JAGGER qui lui a été opposée date de 2016 et n’est, à l’époque, pas encore soumise à l’obligation d’usage, il se trouve que Musidor est également titulaire de plusieurs autres marques européennes MICK JAGGER désignant des services pour certains identiques à ceux de la marque invoquée, mais plus anciennes (1998 & 2012) et donc soumises à l’obligation d’usage.
Jagger Junk y voit un motif d’annulation de la marque MICK JAGGER de 2016, qui a été déposé après l’expiration de la période de grâce des marques antérieures (dans l’unique but selon elle de maintenir les droits en vigueur sans avoir à justifier de leur usage). C’est ainsi que la société danoise a introduit l’action en annulation sur le fondement de l’article 59(1)(b) RMUE, qui a donné lieu à la décision de l’EUIPO en date du 13 juin 2024.
L’action en nullité à l’encontre de la marque Mick Jagger sur le fondement de la mauvaise foi
Les textes ne donnent aucune définition juridique précise du concept de « mauvaise foi », qui est ouvert à différentes interprétations. La mauvaise foi est un état subjectif fondé sur les intentions du demandeur lors du dépôt de la marque.
Les Directives de l’EUIPO précisent notamment que la mauvaise foi peut être caractérisée lorsque le titulaire tente d’étendre artificiellement la période de grâce pour défaut d’usage, par exemple en déposant une demande réitérée portant sur une MUE antérieure, afin d’éviter de perdre un droit pour défaut d’usage1.
En l’espèce, c’est précisément le cœur du débat dans l’affaire Mick Jagger : en cherchant à protéger la même marque trois fois sur une période d’une vingtaine d’années, Musidor s’est vu reprocher une intention malhonnête en tentant ainsi de prolonger indûment le délai de grâce de 5 ans pour prouver l’usage de ses marques.
Pour échapper à cette demande d’annulation, le titulaire des marques a tenté d’invoquer le fait que la dernière marque MICK JAGGER de 2016 désignait en outre de nouveaux produits que justifiait la stratégie de diversification des produits proposés sous la marque.
La solution retenue par l’EUIPO
Aux termes de la décision de la division d’annulation en date du 13 juin 2024 :
• Pour les nouveaux produits et services, la demande de marque n’a pas été déposée dans l’intention de contourner les conditions d’usage, mais plutôt de poursuivre des objectifs commerciaux légitimes de diversification des produits et services proposés sous la marque.
• Pour les produits et services identiques à ceux désignés dans les deux marques antérieures (et notamment les services de restaurant, bar et café), la demande de marque a clairement pour objet de prolonger la période de grâce de cinq ans des marques antérieures.
Il semble que M. Jagger n’ait jamais exploité sa marque pour des services de restauration ou de bar, alors qu’il a eu près de 20 ans pour entreprendre un tel usage. Il ne pouvait donc se retrancher derrière le simple fait que sa marque de 2016 désignait par ailleurs de nouveaux produits et services pour tenter d’écarter la suspicion de mauvaise foi, dans la mesure où l’intention réelle était de prolonger indûment la protection conférée par la marque sans usage effectif.
Ainsi, cette décision marque une avancée dans la lutte contre les dépôts réitérés abusifs, clarifiant les circonstances dans lesquelles un dépôt peut être considéré comme effectué de mauvaise foi. Elle réaffirme l’importance de l’appréciation globale des intentions du titulaire et des circonstances objectives entourant le dépôt d’une marque, en s’appuyant sur une jurisprudence bien établie.
Musidor avait tenté de soutenir que l’intérêt du chanteur de déposer une marque pour une liste plus étendue de produits et services était parfaitement justifié par la renommée dont il jouit depuis des décennies.
Cela n’a cependant pas empêché l’office de retenir la mauvaise foi dont a fait preuve le chanteur en déposant des demandes successives portant sur le même signe. L’EUIPO a ainsi maintenu une approche stricte, en insistant sur la nécessité de démontrer une intention commerciale honnête et ce malgré la célébrité de la personne concernée.
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Laurine Janin-Reynaud
Avocate associée
1) 13/12/2012, T-136/11, Pelikan, EU:T:2012:689, § 27
23
juillet
2024
CHANEL N°5 vs. 5 – Une décision au parfum de surprise
Par une décision du 17 juin 20241, l’Office Européen de la Propriété Industrielle (ci-après EUIPO) a rejeté l’opposition formée par la Maison Chanel contre la demande de marque de l’Union européenne semi-figurative n°18872562, déposée pour des produits tels que des crèmes parfumées, des huiles essentielles ou des sérums de beauté en classe 3.
En effet, considérant que cette demande de marque risquait de créer un risque de confusion dans l’esprit du public avec ses célèbres marques antérieures françaises n° 98755754 et N°5 n°1293767, Chanel a formé opposition contre l’ensemble des produits désignés en classe 3. La maison de luxe a notamment invoqué la renommée et le degré de distinctivité élevé de ses marques antérieures au soutien de son opposition, en raison de leur utilisation longue et intensive.
Malgré la reconnaissance de l’identité des produits en comparaison et la similarité visuelle et phonétique des signes, l’Office européen ne reconnaît pas le risque de confusion.
L’Office estime de manière surprenante que les marques antérieures et N°5 de Chanel jouissent d’un caractère distinctif normal en ce qu’elles n’ont aucune signification pour les produits désignés en classe 3, au regard des preuves fournies par Chanel. Il est ainsi reproché à Chanel de ne pas avoir fourni de preuves suffisantes permettant de démontrer que ses marques antérieures ont un degré élevé de distinctivité et sont sérieusement utilisées pour les produits désignés.
L’examinateur considère en outre que les différences entre les signes sont « frappantes et seront facilement mémorisables ». Ces différences sont renforcées par le fait que ce sont des signes courts. En effet, il est de jurisprudence constante que de faibles différences au sein de signes courts sont plus facilement perceptibles par le public pertinent d’attention moyenne, donnant lieu à une impression générale différente.
En l’espèce, la représentation de la marque contestée combinant la lettre « n » avec le chiffre « 5 » en un seul élément graphique est jugée « inhabituelle » par l’Office. Cette singularité aurait donc un impact immédiat sur la perception des consommateurs, les guidant vers la conclusion que les produits en question ont une origine commerciale distincte.
Par conséquent, l’EUIPO rejette l’opposition dans son intégralité.
Cette décision révèle que les marques les plus prestigieuses ne sont pas exemptées de fournir une démonstration suffisante de la renommée et du degré élevé de distinctivité de leurs marques. La renommée et le caractère distinctif ne sont pas automatiquement reconnus et doivent être sérieusement prouvés par l’opposant.
Compte tenu de la teneur de cette décision, il existe de fortes chances que Chanel fasse appel.
Margaux Maarek
Juriste en Propriété industrielle
(1) EUIPO, décision d’opposition n° B 3 203 223 du 17 juin 2023
27
juin
2024
Pour que Netflix reste chill en UE… elle doit prouver sa renommée !
L’EUIPO a tranché… ne créé pas de risque de confusion avec .
Bien que cette décision du 15 mai 2024 paraisse étonnante, le raisonnement de l’EUIPO est assez logique.
Les signes ne sont pas similaires selon l’EUIPO
Selon l’Office européen, les signes ne sont pas suffisamment similaires pour admettre l’opposition. Il considère que les signes sont assez différents visuellement, phonétiquement et conceptuellement pour le public pertinent. En effet, la seule terminaison -FLIX ne suffit pas à créer un risque de confusion compte tenu des premiers termes « NET » et « WEED » qui sont différents.
La renommée de Netflix au sein de l’Union Européenne n’est pas suffisamment prouvée
L’opposante savait qu’elle n’était pas très solide sur la similarité des signes. C’est pourquoi, elle a tenté d’invoquer la renommée de sa marque. Elle devait donc prouver cette renommée au sein de l’Union Européenne. Or, les pièces apportées par NETFLIX n’étaient pas suffisantes pour l’EUIPO.
D’abord, l’office a conclu à l’Inadmissibilité des preuves provenant du Royaume-Uni et des États-Unis. Il est rappelé que, conformément à l’article 8(5) du RMUE, les preuves de la renommée et de la distinctivité accrue doivent être pertinentes au moment de la décision et applicables dans l’Union européenne. Étant donné que le Royaume-Uni n’est plus membre de l’UE, les preuves relatives à ce territoire ne sont pas recevables. De même, les preuves provenant des États-Unis ne peuvent être utilisées pour démontrer la renommée au sein de l’UE.
Ensuite, l’office considère que les preuves apportées par NETFLIX pour démontrer la renommée dans l’UE sont insuffisantes. En l’occurrence, elle a présenté des statistiques impressionnantes à l’échelle mondiale, mais l’office considère que ces données n’étaient pas suffisamment spécifiques aux États membres de l’UE. Par exemple, les revenus et les abonnements présentés pour la région EMEA (Europe, Moyen-Orient et Afrique) n’étaient pas suffisamment détaillés pour extraire des données spécifiques à l’Europe.
Enfin, l’EUIPO conclut également à l’absence de preuves indépendantes et détaillées de la part de NETFLIX. Il a noté que de nombreuses preuves soumises par NETFLIX provenaient de ses propres publications et sites web, ce qui n’est pas suffisamment indépendant et objectif pour l’EUIPO. Les preuves fournies ne contenaient pas suffisamment de données indépendantes telles que des parts de marché spécifiques, des factures ou des informations précises sur la promotion et l’investissement dans l’UE.
Dans cette décision, l’Office rappelle qu’il est limité aux faits, preuves et arguments soumis par les parties et ne peut mener une enquête d’office. Par conséquent, les preuves doivent être claires et convaincantes pour conclure en toute sécurité que la marque est connue par une partie significative du public pertinent. Les éléments fournis par NETFLIX ne répondaient pas à cette exigence.
L’EUIPO doit tenir compte des raisonnements des offices nationaux lorsque les décisions sont comparables au cas d’espèce
L’Office soulève un dernier point intéressant dans sa décision. Bien qu’il n’est pas tenu par les décisions des offices nationaux, leur raisonnement et leur résultat doivent être dûment pris en compte, en particulier lorsque la décision a été prise dans l’État membre pertinent pour la procédure.
Toutefois, en l’espèce, les nombreuses décisions nationales citées par l’opposante ne sont pas comparables avec l’affaire en cause.
L’Office conclut donc en ces termes : « Malgré des décisions nationales antérieures et la reconnaissance de la marque « NETFLIX », il n’existe aucun risque de confusion entre « NETFLIX » et « WEEDFLIX WEEDFLIX » pour le public pertinent. Les différences visuelles, phonétiques et conceptuelles sont suffisamment marquées pour éviter toute confusion sur l’origine commerciale des produits et services ».
Partant, l’EUIPO rejette l’opposition de NETFLIX et le signeest enregistré.
Cette décision va certainement faire l’objet d’un recours devant le Tribunal de l’Union Européenne. NETFLIX n’est pas du genre à produire un seul épisode !
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Juliette DESCAMPS
Élève-Avocat
Malaurie PANTALACCI
Conseil en Propriété Industrielle Associée
04
juin
2024
NUTELLA vs. MOZARTELLA : La bataille des tartines !
Le 5 avril 2024, la Division d’Opposition de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO) a rejeté dans son intégralité l’opposition formée par la société Ferrero S.p.A., titulaire de la célèbre marque NUTELLA contre la demande de marque européenne MOZARTELLA, déposée par John Wambua1.
La société Ferrero S.p.A., s’est opposée à cette demande, en classes 29 et 30, en invoquant notamment l’article 8 paragraphe 5 du Règlement sur la marque de l’Union européenne, qui protège les marques de renommée de l’Union européenne tout comme les marques nationales jouissant d’une renommée au sein d’un État membre, et ce même en l’absence d’identité ou de similarité entre les produits et services désignés par les signes. Cette renommée permet au titulaire de la marque antérieure renommée de s’opposer à une demande de marque identique ou similaire dont « l’usage sans juste motif tirerait indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque antérieure ou leur porterait préjudice ».
Les marques NUTELLA jouissent d’une renommée en France et en Italie pour les pâtes à tartiner, désignées en classe 30
La renommée d’une marque implique qu’elle soit connue par une partie significative du public pertinent pour ses produits ou services. Dans le cas présent, la demande de marque contestée a été déposée le 02/12/2022, et l’opposante devait prouver que ses marques jouissaient déjà d’une renommée à cette date.
Les preuves doivent démontrer que cette renommée existait pour les produits spécifiques revendiqués, essentiellement les pâtes à tartiner contenant du cacao. Les documents soumis montrent un usage de la marque NUTELLA depuis 1965, avec une présence forte et continue sur le marché, des volumes de ventes élevés, et une publicité significative. Des enquêtes de marché et des articles de presse confirment la renommée de la marque, soutenue par des décisions judiciaires en France et en Italie.
Ainsi, la Division d’Opposition conclut que les marques antérieures jouissent d’une renommée en France et en Italie, pour les produits concernés, en classe 30.
Les signes sont visuellement et phonétiquement similaires à un faible degré, et ne partagent aucune similitude conceptuelle
La Division d’Opposition indique que la marque antérieure NUTELLA est distinctive et sans signification particulière. La demande contestée, quant à elle, distinctive pour le public pertinent, peut être associée aux termes « MOZARELLA/MOZARELLE » (un type de fromage) ou au compositeur Mozart.
La société Ferrero S.p.A. soutient qu’il existe des similitudes visuelles et auditives entre les signes en cause, en se fondant notamment sur des décisions antérieures de l’Office pour étayer ses arguments. La Division d’Opposition rappelle néanmoins qu’elle n’est pas liée par ses décisions antérieures, chaque cas devant être traité séparément et en tenant compte de ses particularités.
Selon l’Office, « visuellement et auditivement, les signes ont une longueur, un rythme et une intonation différents ; les marques antérieures sont composées de sept lettres tandis que le signe contesté est composé de dix lettres. Les signes coïncident dans leurs lettres finales « -TELLA ». Cependant, ils diffèrent dans les débuts plus visibles et audibles « NU » contre « MOZAR » qui sont composés de lettres complètement différentes et ont une longueur très différente. ». Ce raisonnnement se fonde notamment sur un jugement du Tribunal de l’Union Européenne selon lequel « le public n’est généralement pas conscient du nombre exact de lettres dans une marque verbale et, par conséquent, ne remarquera pas, dans la majorité des cas, que deux marques en conflit ont le même nombre de lettres ».
Par conséquent, contrairement aux arguments de l’opposant, les signes sont visuellement et phonétiquement similaires à un faible degré.
Conceptuellement, pour la partie du public qui associera le signe contesté au contenu sémantique susvisé, les signes ne sont pas conceptuellement similaires. Pour la partie du public qui n’associera pas le signe contesté à une signification, la comparaison conceptuelle n’est pas possible et l’aspect conceptuel n’influence pas l’évaluation de la similitude des signes.
La Division d’Opposition juge « peu probable » le lien mental entre les signes par le public pertinent
Les marques antérieures sont réputées, mais les signes présentent un faible degré de similitude visuelle et auditive.
Pour démontrer un risque de confusion, il faut établir que le public pertinent associera les signes en cause, « compte tenu de tous les facteurs pertinents » (le degré de similitude entre les signes, la force de la renommée de la marque antérieure, l’existence d’une probabilité de confusion de la part du public, etc.).
Pour établir un lien entre les marques, les sections pertinentes du public pour les produits et services doivent se chevaucher. Dans le cas présent, les produits appartiennent au même secteur de marché des denrées alimentaires et des boissons, mais les signes ont des différences frappantes, rendant improbable l’association par le public.
Ainsi, « malgré la similarité de marché et de distribution des produits alimentaires, les signes ont un faible degré de similitude visuelle et auditive, et une association conceptuelle n’est pas possible. La terminaison « TELLA » de « MOZARTELLA » ne sera pas perçue séparément ». Ainsi, l’opposition est rejetée car un lien mental entre les signes est improbable.
Il n’existe aucun risque de confusion entre les marques en cause, malgré la renommée dont jouissent les marques antérieures
Selon l’article 8(1)(b) du RMUE, un risque de confusion existe si le public peut croire que les produits ou services proviennent de la même entreprise ou d’entreprises liées.
Cette évaluation globale dépend de facteurs interdépendants tels que la similitude des signes, des produits et services, le caractère distinctif de la marque antérieure, et le public pertinent. La similitude est une condition préalable pour l’application des articles 8(1)(b) et 8(5) du RMUE. L’article 8(1)(b) nécessite un degré de similitude suffisant pour engendrer une confusion, tandis que l’article 8(5) exige seulement un lien entre les marques.
Dans ce cas, malgré une certaine renommée de la marque antérieure, les similitudes entre les signes sont jugées insuffisantes pour établir un lien ou un risque de confusion, conduisant au rejet de l’opposition en vertu de l’article 8(1)(b) du RMUE.
La décision souligne l’importance des différences distinctives dans l’évaluation de la similitude des marques et réaffirme que même des marques renommées ne peuvent pas toujours empêcher l’enregistrement de marques similaires, surtout lorsque les différences sont suffisantes pour éviter une confusion dans l’esprit du public.
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Gaëlle Bermejo
Conseil en Propriété Industrielle
(1) Décision de la Division d’Opposition, EUIPO, OPPOSITION Nо B 3 191 441, 05 avril 2024
28
mai
2024
Spoiler Alert ! L’immatriculation d’une société ne présume pas l’exploitation commerciale de sa dénomination sociale
Le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 27 mars 20241 vient préciser les contours de l’usage dans la vie des affaires d’une dénomination sociale. La simple immatriculation d’une société est-elle, en soi, constitutive d’un usage dans la vie des affaires de sa dénomination sociale ?
L’usage dans la vie des affaires : une notion centrale en droit des marques
Lorsque le titulaire d’une marque n’a pas autorisé l’usage par un tiers, dans la vie des affaires, d’un signe identique ou similaire à celle-ci, et pour des produits ou services identiques ou similaires, alors il s’agit d’une contrefaçon2.
Une société ne peut donc pas faire usage d’une dénomination sociale identique ou similaire à une marque antérieure, si les produits ou services relatifs à son activité sont identiques ou similaires à celle-ci (sauf à prouver la renommée de cette marque, bien sûr). Or, en l’espèce, la marque antérieure portait sur le signe « Mix Beauty » et la dénomination sociale immatriculée postérieurement à son enregistrement portait sur un signe strictement identique.
Cependant, pour porter atteinte à la marque antérieure, l’usage de la dénomination sociale doit être réalisé « dans la vie des affaires ». Le tribunal judiciaire de Paris rappelle donc trois décisions fondamentales du Tribunal et de la Cour de justice de l’Union européenne précisant ces notions :
• « Faire usage » d’un signe signifie que son utilisation est faite dans le but de distinguer des produits ou des services. Ainsi, l’utilisation de la dénomination sociale doit porter atteinte, ou être susceptible de porter atteinte aux fonctions essentielles de la marque antérieure3.
• Les termes « usage dans la vie des affaires » ne sauraient être interprétés en ce sens qu’ils visent uniquement des relations immédiates entre un commerçant et un consommateur. Ainsi, il y a usage dans la vie des affaires lorsque l’opérateur économique concerné utilise cette dénomination sociale dans le cadre de sa propre communication commerciale4, ou lorsque cet usage se situe dans le contexte d’une activité commerciale visant un avantage économique5.
Le titulaire de la marque antérieure doit donc démontrer que l’usage de la dénomination sociale litigieuse est réalisé dans le contexte de la vie des affaires, et qu’en cela, il porte atteinte aux fonctions essentielles de la marque.
La simple immatriculation d’une société sous une certaine dénomination n’est pas une présomption d’usage dans la vie des affaires
En l’espèce, les demandeurs n’avaient produit qu’une seule pièce aux débats, à savoir l’extrait Kbis de la société Mix Beauty. Ce document ne fait qu’établir l’enregistrement de cette société sous la dénomination « Mix beauty » auprès du registre du commerce et des sociétés de Paris.
Or, pour le tribunal, ce seul document n’est pas suffisant pour prouver un usage dans la vie des affaires de la dénomination « Mix Beauty ». En effet, il considère que le seul fait d’immatriculer une société sous une certaine dénomination n’est pas, en lui-même, un usage de cette dénomination dans le but de distinguer des produits ou services. Par conséquent, cette seule immatriculation n’est pas susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque.
Le tribunal conclut en ces termes « il s’agit d’un acte dont l’effet est strictement juridique, qui ne caractérise pas en soi l’existence d’une activité, et il ne peut être présumé que, du seul fait qu’une société existe sous une dénomination, elle est exploitée sous cette même dénomination ». Les demandeurs avaient pourtant produit des attestations établissant des confusions entre les adresses, notamment par des candidats dans le cadre de campagnes de recrutement. Mais ce n’est pas suffisant pour les juges pour qui l’atteinte à la marque « Mix Beauty » n’est pas établie.
Ce jugement est l’occasion de rappeler un principe fondamental en matière de procédure civile ; le juge ne peut suppléer la carence des parties dans l’administration de la preuve des faits qu’elles allèguent. Il est donc opportun de produire un maximum de documents établissant un usage de la dénomination sociale dans la vie des affaires, tels que des documents commerciaux par exemple. Ou de mettre la société sous surveillance et d’attendre les premiers actes d’usage et les faire constater.
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Anne Messas
Avocate associée
Juliette Descamps
Élève-avocate
(1) TJ Paris, 3e ch., 3e. sect., 27 mars 2024, n°23/13398
(2) Article L 713-2 du code de la propriété intellectuelle
(3) CJUE, 25 juillet 2018, Mitsubishi, C-129/17, point 34
(4) CJUE, 16 juillet 2015, TOP Logistics e.a., C-379/14, points 40 et 41
(5) TUE, 3 mars 2016, Ugly Inc. c/ OHMI et Group Lottus Corp., T-778/14, point 28
23
avril
2024
Si l’artiste fait de l’art, la marque parasite
Le tribunal judiciaire de Paris, dans son jugement du 27 mars 20241 a condamné la maison Givenchy au paiement de la somme de 30 000 Euros à l’artiste ZEVS pour avoir commis des actes de concurrence déloyale et parasitisme.
Quelques éléments de contexte
Monsieur Schwarz, connu sous le pseudonyme de ZEVS (se prononce Zeus), est un artiste français urbain de renom dans le milieu du Street Art. Il doit sa notoriété en partie grâce à la réalisation d’une grande série d’œuvres créées à partir de la technique du dripping (ou coulure).
Il détourne ainsi de leur fonction d’origine des symboles de la société de consommation, et notamment des logos de grandes marques, pour donner l’impression qu’ils se liquéfient complètement. Pour ZEVS, les logos sont la pierre angulaire de l’identité des grandes marques donc s’ils se liquéfient, elles disparaissent, en quelque sorte.
En l’espèce, l’œuvre qui est au cœur de l’affaire qui nous occupe appartient justement à cette série de tableaux. En 2010, il réalise « Liquidated Google », ci-après reproduit :
Or, il découvre le 27 août 2020 que la société Givenchy proposait à la vente sur son site internet un t-shirt qui reprendrait, selon lui, les caractéristiques originales de l’œuvre précitée.
ZEVS assigne Givenchy en contrefaçon de ses droits d’auteur et subsidiairement, en concurrence déloyale et parasitisme.
Les juges reconnaissent l’originalité de l’œuvre Liquidated Google
ZEVS précise bien dans ses écritures qu’il ne revendique aucun droit d’auteur sur la technique de la coulure ou du dripping largement rependue dans l’art contemporain, mais bien sur le traitement visuel qu’il en a réalisé dans son œuvre « Liquidated Google ».
Les juges accueillent ce raisonnement en ce qu’ils reconnaissent que l’originalité du tableau réside bien dans la concrétisation du message de ZEVS au sein de l’œuvre matérielle. Il créé l’illusion que le signe est en train de fondre, de saigner, « comme pour le vider de son sens ou de son pouvoir ». Les choix esthétiques opérés par l’artiste pour concrétiser cette illusion traduisent l’empreinte de sa personnalité.
Précisons que l’appropriation du logo de la marque Google n’est pas discutée par le tribunal. Le travail de ZEVS se place directement dans le courant artistique de l’appropriation, consistant à reprendre des œuvres préexistantes, ou des signes distinctifs, pour se les approprier au sein d’une œuvre nouvelle. Il existe cependant une limite entre la liberté artistique qui découle directement de la liberté d’expression, et la contrefaçon. Jeff Koons en a justement fait les frais pour ses œuvres « Fait d’hiver »2 et « Naked »3 jugées contrefaisantes par les tribunaux français. En effet, pour les juges du fond, ces œuvres étaient en réalité des œuvres composites pour la réalisation desquelles, l’accord de l’auteur des premières œuvres était nécessaire.
Alors, Liquidated Google, œuvre composite ou œuvre à part entière dont la reprise d’un signe distinctif ne relève que de la liberté artistique ?
L’on regrette que ce ne soit pas le sujet en l’espèce, mais remarquons cependant le raisonnement des juges concernant la contrefaçon et le parasitisme allégués par ZEVS.
Givenchy n’a pas contrefait l’œuvre de ZEVS mais l’a parasitée
S’agissant du t-shirt commercialisé par Givenchy, les juges réfutent toute contrefaçon de l’œuvre Liquidated Google. En effet, le terme utilisé sur le t-shirt est « GIVENCHY » et non « GOOGLE », les coulures sont des broderies et non de la peinture, et elles sont différentes. Cela est suffisant pour les juges qui considèrent que les caractéristiques originales invoquées par l’artiste ne sont pas reprises (à savoir des coulures irrégulières de longueur différentes, qui dégoulinent de la partie supérieure de chaque lettre).
En revanche, le tribunal retient que les t-shirts commercialisés par GIVENCHY s’inspirent indéniablement des œuvres de l’artiste et notamment de « Liquidated Google ». Les juges considèrent qu’ils sont donc « de nature à créer, pour le consommateur de produits de marque de luxe, une confusion avec celles-ci et ce d’autant plus que les marques de luxe s’associent régulièrement pour leurs créations à divers artistes ».
Il en résulte que Givenchy s’est placée dans le sillage de ZEVS et a tiré indûment profit de sa notoriété. Le tribunal conclut également à des actes de concurrence déloyale puisque le succès d’une telle action n’est pas subordonné à l’existence d’un rapport de concurrence entre les partiesi. Les juges considèrent en effet que « par l’association de sa marque en capitales de couleurs vives sur fond noir, avec des broderies de même couleur que chaque lettre destinées à créer un effet de coulures de peinture, la société Givenchy s’est directement inspirée des créations de M.4 et de sa démarche artistique consistant à donner l’illusion d’une liquéfaction du logo d’une marque de luxe, même si le détail des caractéristiques originales de l’œuvre « Liquidated Google » n’est pas exactement reproduit. »
GIVENCHY est donc condamnée à verser à l’artiste 30.000 Euros de dommages et intérêts pour concurrence déloyale et parasitisme. Alors que ZEVS s’approprie des signes distinctifs en toute légalité, les marques qui s’inspireraient de son travail risquent quant à elles, de se rendre coupables de parasitisme…
Il est indéniable que la concurrence déloyale et le parasitisme sont des fondements juridiques qui peuvent être souvent efficaces pour protéger ses créations lorsque la contrefaçon n’est pas retenue.
L’équipe de TAoMA est à vos côtés pour vous accompagner et vous conseiller au mieux dans la protection de vos créations mais également dans leur défense. N’hésitez pas à nous contacter.
Juliette Descamps
Stagiaire élève-avocat
Jean-Charles Nicollet
Conseil en Propriété Industrielle Associé
(1) Tribunal Judiciaire de Paris, 3e chambre 3e section, 27 mars 2024, n° 21/04132
(2) Tribunal de grande instance de Paris, 8 novembre 2018, n° 15/02536
(3) CA Paris, pôle 5 – ch. 1, 17 déc. 2019, n° 17/09695
(4) Cour de cassation, 3 mai 2016 n°14-24.905
26
mars
2024
Saga CASTELBAJAC : la cession de marque patronymique n’excluerait donc pas le « contrôle » de son usage a posteriori ?
Author:
TAoMA
Une nouvelle décision a été rendue le 28 février 2024 par les juges de la Cour de Cassation1.
En question notamment, la recevabilité d’une action en déchéance contre une marque patronymique cédée, initiée par le cédant, qui n’est autre que l’artiste de renom Monsieur Jean Charles de Castelbajac.
Des éléments de contexte s’imposent.
Monsieur Jean Charles de Castelbajac s’est démuni de ses marques patronymiques (et notamment de ses marques françaises JC DE CASTELBAJAC et JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC) à l’occasion d’un acte de cession au profit de la société PMJC en 2012. Cette cession intervenait à la suite d’une offre de reprise de la totalité des actifs corporels et incorporels de la société du cédant, à la barre du tribunal.
En parallèle, un protocole de prestation de services a été conclu entre les protagonistes par lequel Monsieur JC de Castelbajac assurait des missions de directeur artistique au profit de la société PMJC, et dans lequel il était question de la « nécessaire adéquation entre l’image des marques et des articles commercialisés avec l’image » de l’artiste.
Au terme dudit protocole, en décembre 2015, les relations se sont toutefois dégradées.
La société PMJC reprochait à Monsieur de Castelbajac des faits de concurrence déloyale et d’atteinte à ses marques. Pour cause, l’artiste était à l’origine d’une nouvelle société de création, de conseil et de direction artistique, reprenant son nom. Il fera donc l’objet d’action en contrefaçon des marques de la société PMJC, portant (pourtant) son nom.
A titre de riposte, Monsieur de Castelbajac accuse la société PMJC d’imitation de son univers et de ses œuvres et d’adaptation non autorisée de ces dernières. Il tente alors de faire tomber les marques adverses pour déceptivité en raison des usages, selon lui, trompeurs que leur nouveau titulaire en a faits.
En 2016, le conflit judiciaire s’installe.
Le cédant peut il agir contre le cessionnaire des marques portant son nom ?
L’une des questions principales de ce conflit est celle de la recevabilité d’une action en déchéance pour déceptivité contre une marque patronymique, introduite par le cédant éponyme contre le cessionnaire, nouveau titulaire exploitant.
En effet, une telle action a été reconnue recevable, de manière inédite par l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 12 octobre 20222. A cette occasion, les juges avaient également annulé les marques françaises attaquées JC DE CASTELBAJAC et JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC pour déceptivité.
La société PMJC a ensuite introduit un pourvoi en Cassation en soutenant que Jean Charles de Castelbajac n’était pas recevable à agir en ce qu’il ne pouvait engager d’action ayant pour finalité de l’évincer en tant qu’acquéreur des marques.
Jusqu’alors, les défenseurs de ce type d’action invoquait la garantie d’éviction, principe classique du droit des contrats.
Cette garantie d’éviction est l’assurance de l’acquéreur de posséder la marque acquise une fois la cession effective. Ainsi, en application de cette garantie, le cédant de la marque ne peut troubler la jouissance du cessionnaire. Il ne peut notamment agir en justice pour demander l’annulation de la marque qu’il a cédé.
Rappelons ici deux arrêts de référence en matière de marque patronymique au visa desquelles les juridictions françaises statuaient jusqu’alors dans ce type d’affaire.
La Cour de Cassation a rendu le 31 janvier 20063 au sujet des marques Ines de la Fressange, un arrêt sans équivoque : « Mme de La Fressange, cédante, n’était pas recevable en une action tendant à l’éviction de l’acquéreur ». En considérant l’action irrecevable, la Cour de cassation n’avait donc pas eu à statuer sur le caractère déchéable des marques patronymiques en cause.
Faisant suite à une question préjudicielle qui lui était posée, la CJCE a quant à elle considéré, dans un arrêt « Elizabeth Florence Emanuel » en date du 30 mars 20064, :
– d’une part, que la seule présence du nom de famille d’un créateur et premier fabriquant des produits, au sein d’une marque était insuffisante pour caractériser une tromperie, et donc pour justifier la déchéance, même si ladite personne n’avait plus de lien avec la société titulaire de la marque ;
– d’autre part, le fait que la société puisse faire croire que le créateur était toujours actif au sein de la société était certes constitutif d’une manœuvre dolosive, mais pas d’une tromperie de nature à justifier une déchéance.
La Cour de Cassation change de cap.
Aussi, dans sa dernière décision en date du 28 février 2024, la Cour de Cassation crée une rupture avec la position européenne.
La Cour rappelle d’abord que la garantie d’éviction dont bénéficie le cessionnaire empêche tout cédant d’agir contre le premier si cette action a pour finalité de l’évincer de la chose vendue. Elle nuance toutefois son propos en se ralliant à l’interprétation contestée de la Cour d’appel de Paris et retient que « la garantie au profit de cessionnaire cesse lorsque l’éviction est due à sa faute ».
En d’autres termes, l’action en déchéance du cédant reste ouverte en cas de faute du cessionnaire, lorsqu’il est à l’origine même de sa propre éviction.
La Cour rappelle ensuite que le maintien des droits sur une marque suppose que son usage ne soit pas « de nature à tromper effectivement le public ou à créer un risque grave de tromperie », pour conclure que désormais, l’exception à la garantie d’éviction contre une action en déchéance d’une marque patronymique est constituée quand cette action est fondée sur la « survenance de faits fautifs postérieurs à la cession et imputables au cessionnaire ».
L’appréciation de la déchéance pour usage deceptif renvoyée vers les instances européennes
Au sujet même de la constitution de la déchance, la Cour de Cassation va maintenir le suspense en posant la question préjudicielle suivante à la CJUE :
« Les articles 12, paragraphe 2, sous b), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques et 20, sous b), de la directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent au prononcé de la déchéance d’une marque constituée du nom de famille d’un créateur en raison de son exploitation postérieure à la cession dans des conditions de nature à faire croire de manière effective au public que ce créateur participe toujours à la création des produits marqués alors que tel n’est plus le cas ? »
En d’autres termes, les juridictions doivent-elles rejeter la déchéance d’une marque patronymique cédée si les conditions de son usage postérieur à la vente sont de nature à faire croire que le cédant créateur éponyme participe toujours à la création des produits marqués, alors qu’il en est étranger ?
Toute l’attention est désormais concentrée vers la réponse qu’apporteront les juges européens à la question préjudicielle formulée pendant dans cette affaire. Il y a fort à espérer que la CJUE apporte quelques éclairages necessaires sur les sujets et questions complexes que pose cette saga qui semble interminable.
Mazélie PILLET
Conseil en Propriété Industrielle
1) Cour de cassation, Chambre commerciale financiere et economique, 28 février 2024, n° 22-23.833
2) Cour d’appel de Paris, 12 octobre 2022, N° 20/11628
3) Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 31 janvier 2006, n° 05-10.116, Publié au bulletin
4) CJCE, n° C-259/04, Arrêt de la Cour, Elizabeth Florence Emanuel contre Continental Shelf 128 Ltd, 30 mars 2006
19
mars
2024
Packaging alimentaire et droit d’auteur : le Tribunal n’est pas emballé
Author:
TAoMA
Le 8 février 2024, le Tribunal judiciaire de Paris a rejeté l’action intentée par la société Aphinitea Corporation, sur les fondements de la contrefaçon de droit d’auteur et de la concurrence déloyale, contre la société First FFC en raison de la reproduction d’un modèle d’emballage alimentaire baptisé « Magnolia ».1
Un emballage alimentaire peut constituer une œuvre protégée par le droit d’auteur, sous réserve d’en démontrer l’originalité.
Tout d’abord, le tribunal rappelle à juste titre que la protection conférée par le droit d’auteur peut s’appliquer aux œuvres des arts appliqués à l’industrie, ce qui peut inclure des emballages alimentaires.
Cette reconnaissance de principe n’est pas nouvelle et a notamment été réitérée par la Cour d’appel de Rennes, le 5 décembre 2023. A cette occasion, la cour a confirmé la protection par le droit d’auteur d’un emballage de sel sous forme de pot transparent en prenant en considération l’ensemble des éléments constituant son identité visuelle, et notamment sa charte graphique spécifique composée d’une association de couleurs et d’éléments visuels.2
Dans le cadre de l’affaire « Magnolia », la société demanderesse a listé une série de caractéristiques prouvant, selon elle, l’originalité de l’emballage argué de contrefaçon, tout en se référant à une décision rendue par le même tribunal le 13 août 2021 ayant reconnu cette originalité.
La partie défenderesse a pour sa part exposé l’existence sur le marché de nombreux modèles similaires à l’emballage « Magnolia », lesquels s’inscrivent dans la continuité de l’art de l’origami et plus particulièrement du « tato » japonais (petite enveloppe en papier confectionnée en origami).
Tout en rappelant que l’antériorité n’est pas un critère retenu pour apprécier l’originalité d’une œuvre, le tribunal a toutefois considéré qu’en l’espèce, cette antériorité rendait impossible la démonstration de l’empreinte de la personnalité de l’auteur de l’emballage « Magnolia », lequel est donc dépourvu d’originalité.
En motivant sa décision de la sorte, le tribunal semble faire référence à la notion de « fonds commun de l’art », non protégé par le droit d’auteur, et considérer que l’emballage « Magnolia » n’est qu’une simple illustration de l’art ancestral de l’origami sans originalité propre.
Cette solution aurait pu être différente si l’emballage argué de contrefaçon avait présenté, comme dans l’affaire jugée par la Cour d’appel de Rennes, des éléments graphiques spécifiques en plus de sa seule forme.
Pour rejeter les demandes de la société Aphinitea Corporation fondées sur la concurrence déloyale et le parasitisme économique, le tribunal s’appuie également sur l’existence d’un nombre important d’antériorités semblables appartenant au fonds commun des origamis et permettant d’écarter tout risque de confusion entre les sociétés concurrentes, mais également tout savoir-faire ou effort déterminé de la part de la société Aphinitea Corporation.
Ce jugement nous rappelle également que la reconnaissance, dans une décision antérieure, de l’originalité d’une œuvre ne suffit pas à ce que celle-ci soit automatiquement retenue dans le cadre d’une nouvelle procédure portant sur des faits distincts.
En l’espèce, le Tribunal judiciaire de Paris était d’autant plus légitime à reconsidérer l’originalité de l’emballage « Magnolia » dans la mesure où, dans la procédure de 2021 invoquée par la société Aphinitea Corporation, la partie défenderesse n’avait pas comparu et n’avait donc pas contesté les droits qui lui étaient opposés.
Toutefois, le principe selon lequel chaque juridiction est « tenue de se déterminer d’après les circonstances particulières du procès et non par une motivation générale faisant référence à des causes déjà jugées » constitue une règle générale reconnue par la Cour de cassation et doit donc s’appliquer quelles que soient les circonstances dans lesquelles les décisions antérieures ont été rendues.3
Quels sont les autres modes de protection envisageables pour un emballage alimentaire ?
Cette décision du Tribunal judiciaire de Paris met en lumière la difficulté de démontrer l’originalité d’une œuvre d’art appliqué lorsque celle-ci n’est constituée que d’une forme, en particulier lorsqu’elle emprunte à une pratique artistique ancestrale telle que l’origami.
Aussi, pour assurer la protection de ce type de création, les ayants-droits peuvent opter pour d’autres modes de protection.
Le fondement de la concurrence déloyale et/ou parasitaire est, comme nous avons pu l’observer dans cette décision, lui aussi incertain et nécessite la démonstration d’un risque de confusion et/ou d’un savoir-faire, d’efforts ou d’investissements particuliers qui auraient été indûment accaparés par un concurrent.
De tels critères semblent très difficiles à réunir lorsqu’il peut être opposé à celui qui les invoque l’existence de nombreuses antériorités présentes sur le marché.
L’exploitant peut également être tenté d’opter pour le dépôt d’un modèle, mais il faudra alors veiller à respecter les critères de protection que sont :
– la nécessité que les caractéristiques du modèle ne soient pas imposées exclusivement par la fonction technique du produit ;
– la nouveauté, c’est-à-dire le fait que le modèle n’ait pas été divulgué avant son dépôt ;
– le caractère propre, c’est-à-dire le fait que le modèle provoque chez l’observateur averti une impression visuelle d’ensemble différente de celle produite par tout modèle divulgué antérieurement au dépôt.
C’est ainsi qu’en 2006, la Cour d’appel de Paris a pu confirmer la validité du modèle d’emballage de jambon de la marque Herta, sans pour autant retenir les actes de contrefaçon allégués par la société exploitant cette marque.4
Dans notre cas d’espèce, faute de nouveauté et de caractère propre, l’emballage « Magnolia » ne pourrait faire l’objet d’un dépôt à titre de modèle.
Enfin, le recours à une marque tridimensionnelle pour protéger une œuvre d’art appliqué pourrait être envisagé.
La jurisprudence a tendance à rappeler qu’en matière de distinctivité « les critères d’appréciation du caractère distinctif d’un signe constitué par l’apparence du produit lui-même sont en principe les mêmes que pour toutes les autres formes de marques ».5
Pour autant offices et juridictions imposent des conditions supplémentaires afin d’apprécier le caractère distinctif de ce type de marques.
L’enregistrement d’une marque tridimensionnelle sera tout d’abord refusé si celle-ci est constituée uniquement de « la forme d’un produit présentant une ou plusieurs caractéristiques d’utilisation essentielles et inhérentes à la fonction ou aux fonctions génériques de ce produit ».6
De même, une demande de marque tridimensionnelle sera rejetée si la forme déposée est nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, comme ce fut le cas pour le Rubik’s Cube.7
Voir nos articles à ce sujet ici et ici.
Enfin, si la forme concernée confère au produit qu’elle désigne sa valeur substantielle, c’est-à-dire qu’elle joue un rôle déterminant dans le choix du consommateur d’acquérir ledit produit, alors elle ne pourra être déposée au titre d’une marque tridimensionnelle.8
En l’espèce, on pourrait s’interroger sur la recevabilité du dépôt de l’emballage « Magnolia » sous forme de marque tridimensionnelle, étant entendu que le motif de refus qui pourrait être opposé résiderait probablement dans le fait que sa forme est nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, bien que d’autres formes permettraient d’aboutir au même résultat.
Conclusion
Au regard de la jurisprudence actuelle, la protection d’une simple forme qui, nonobstant une possible recherche esthétique, répond avant tout à une finalité technique semble délicate.
Les droits d’auteurs, des marques et des dessins et modèles nécessitent en effet soit une originalité esthétique marquée soit, à minima, un caractère distinctif permettant au public de percevoir une forme comme une indication d’origine, et non comme la représentation habituelle des produits pour lesquels elle est déposée.
Lorsque la forme est exclusivement ou, à tout le moins, majoritairement dictée par des considérations techniques, le dépôt d’un brevet ou d’un certificat d’invention peut sembler adéquat, mais encore faut-il répondre à une exigence d’innovation technique, ce qui n’est généralement pas le cas lorsqu’une forme constitue la reprise ou la modernisation d’un savoir-faire préexistant.
Quant au parasitisme économique, celui-ci nécessite la démonstration d’efforts, d’une renommée ou d’investissements dont tirerait parti l’entité parasitaire, supposant que l’agent économique concerné devra démontrer plus qu’une simple reprise à son compte d’un savoir-faire existant pour invoquer un tel moyen en défense de ses intérêts.
Une telle réticence des offices et des juridictions à accorder une protection aux formes fonctionnelles, dénuées d’éléments graphiques venant les habiller et ne représentant pas une innovation technique particulière, se comprend aisément au regard du principe de liberté du commerce et de l’industrie, lequel s’oppose à une privatisation des outils de production et de commerce les plus basiques afin de préserver une concurrence la plus libre possible.
Robin Antoniotti
Avocat
(1) Tribunal Judiciaire de Paris, 3e chambre 1re section, 8 février 2024, n° 22/02992
(2) Cour d’appel de Rennes, 1ère Chambre, 5 décembre 2023, n° 21/01537
(3) Cour de cassation, Chambre commerciale, 8 juillet 2014, n°13-16.714
(4) Cour d’appel de Paris, 4e chambre section b, 7 avril 2006
(5) Cour de Justice de l’Union Européenne, 16/06/2015, T-654/13, § 20
(6) Cour de Justice de l’Union Européenne, 18 septembre 2014, aff. C-205/13, Hauck
(7) Tribunal de l’Union Européenne, 24 octobre 2019, T‑601/17
(8) Cour de Justice de l’Union Européenne, 23 avril 2020, C-237/19, Gömböc Kutató
13
février
2024
Le dépôt frauduleux de marques n’est pas le plus sympa des trolls !
Depuis quelques années, le monde des affaires est confronté à des pratiques malhonnêtes de la part de certains acteurs économiques, visant à s’arroger des monopoles sur des signes (trademark troll) ou des inventions (patent troll) sans avoir l’intention de les utiliser pour leur fonction essentielle.
Le Trademark Troll est donc le fait pour une personne ou une entité d’enregistrer une marque dans l’unique but d’empêcher les autres d’utiliser des signes similaires et de les contraindre à monnayer une contrepartie financière. Ce comportement est considéré comme étant malhonnête et peut conduire à l’annulation de la marque.
Le 17 janvier dernier, le Tribunal de l’Union européenne a eu l’occasion de réaffirmer sa position concernant ces stratagèmes1 : les Trolls ne sont pas les bienvenus en Europe !
Comment se construit la stratégie des Trademark Trolls ?
En l’espèce, les juges sont confrontés à Monsieur Auer, « expert en trolling ». Il ressort des faits que Monsieur Auer a fondé de nombreuses sociétés dont l’unique objectif est de développer un portefeuille de marques pour pouvoir les opposer à de potentiels contrefacteurs, et ce dans le but de leur demander une indemnisation ou de conclure des contrats de licence. Cette décision fait suite à des précédents lors desquels Monsieur Auer s’est déjà retrouvé devant les juges européens pour une stratégie de Trademark Trolling s’agissant de la marque « Monsoon »2. Le Tribunal de l’Union européenne avait conclu à la nullité de la marque de Monsieur Auer en raison de sa mauvaise foi au moment du dépôt puisqu’il avait été prouvé qu’il n’avait jamais eu l’intention de l’utiliser à titre de marque.
Qu’à cela ne tienne, cela ne l’a pas empêché de recommencer avec une autre de ses sociétés, la société Copernicus EOOD. Cette dernière a déposé en 2010 une demande d’enregistrement d’une marque de l’Union européenne portant sur le signe « ATHLET » en classe 3, 9 et 12 visant notamment les véhicules. Cette demande est le résultat d’une stratégie bien menée pour acquérir une priorité. En effet, M. Auer, ou par le biais d’une société liée à lui, avait, depuis 2007, déposé tous les 6 mois, des demandes successives d’enregistrement de marques nationales autrichiennes, dans le but de prolonger de manière artificielle la période de priorité durant laquelle il est possible de revendiquer la priorité sur une marque de l’UE. Le Tribunal de l’Union européenne rappelle d’ailleurs à cet égard, qu’une « telle stratégie […] n’est pas sans rappeler la figure de l’abus de droit ».
Courant 2011, la société Heuver Banden Groothandel BV (ci-après « Heuver Banden »), qui n’est pas liée à Monsieur Auer, demande l’enregistrement d’une marque internationale portant sur le signe « ATHLETE » pour des jantes de voitures en classe 12, au titre d’une priorité fondée sur une marque Benelux.
C’est donc à ce moment-là que le troll fait son entrée.
Après plusieurs transferts successifs de la marque entre différentes sociétés de Monsieur Auer, la licenciée exclusive de l’époque a enjoint Heuver Banden de fournir des informations sur l’utilisation de la marque ATHLETE et de présenter une déclaration d’abstention d’utilisation de cette-ci avec reconnaissance d’une obligation d’indemnisation. Afin de noyer encore plus le poisson, la marque antérieure ATHLET est finalement transférée à une autre société de Monsieur Auer, la société Athlet Ltd.
Face à tout ce stratagème, la société Heuver ne se laisse pas faire et intente une action en nullité de la marque « ATHLET » auprès de la division d’annulation de l’EUIPO, à l’encontre de la société Athlet Ltd, fondée sur la mauvaise foi du déposant au moment du dépôt, cause de nullité absolue en droit des marques.
Le Trademark Trolling est l’illustration parfaite de la mauvaise foi en matière de marques.
Le tribunal de l’Union européenne devait donc se prononcer sur les critères d’appréciation de la mauvaise foi du déposant dans le cadre de la réglementation européenne. Rappelons en premier lieu, que l’article 59 RMUE prévoit qu’une marque de l’UE peut être déclarée nulle lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors de son dépôt. Or, il n’existe aucune définition de la mauvaise foi dans les textes européens. C’est donc au titre d’une analyse factuelle que la jurisprudence du Tribunal s’est construite.
Dans la présente affaire, les juges rappellent que dans le langage courant, la notion de mauvaise foi suppose la présence d’un état d’esprit ou d’une intention malhonnête. Dans le contexte du droit des marques, à savoir la vie des affaires, cette intention malhonnête peut se traduire par la volonté du déposant de porter atteinte aux intérêts de tiers et/ou d’obtenir un droit exclusif à des fins autres que celle de permettre au consommateur de distinguer ses produits ou services d’une autre entreprise. Partant, l’enchaînement successif de demandes d’enregistrement de marques nationales pour le même signe, constitue une stratégie malhonnête visant à obtenir une position de blocage en tentant d’obtenir un monopole d’utilisation du signe concerné.
En outre, il est rappelé que la mauvaise foi suppose de prouver que le déposant n’avait pas, au moment du dépôt, la réelle intention d’utiliser le signe comme marque. Pour déterminer cette intention, il convient de prendre en considération tous les facteurs pertinents du cas d’espèce.
Ainsi, l’analyse factuelle de la situation a permis de démontrer l’absence d’activité économique réelle avec les tiers s’agissant de la marque déposée, à savoir avec des sociétés qui n’étaient pas liées à M. Auer. En effet, la seule activité économique exercée par le déposant, consistait à transférer la propriété de la marque entre des sociétés « dormantes » toutes liées à Monsieur Auer.
Par conséquent, le tribunal de l’Union européenne a conclu que, par le biais de toutes ses sociétés, Monsieur Auer n’a jamais eu l’intention de participer de manière loyale au jeu de la concurrence. Au contraire, il a développé une stratégie malhonnête visant à obtenir un monopole sur un signe qu’il n’a jamais eu l’intention d’utiliser à titre de marque, puisqu’il n’était motivé que par la volonté de demander une indemnisation aux acteurs économiques qui auraient voulu utiliser le signe déposé.
Bien essayé… mais les juges ont vu arriver le Troll de loin avec ses gros sabots !
Juliette Descamps
Stagiaire élève-avocat
Mélissa Cassanet
Conseil en Propriété Industrielle Associée
1) TUE, 17 janvier 2024, aff. T-650/22, Athlet Ltd c/ EUIPO
2) TUE, 7 sept. 2022, aff. T-627/21, Segimerus Ltd c/ EUIPO
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