14
avril
2022
Tendances de mode et constance jurisprudentielle
La cour d’appel de Paris vient de donner une nouvelle illustration de l’appréciation délicate de la contrefaçon en matière de créations dans le domaine de la mode, où la reconnaissance de l’originalité des œuvres se heurte au recours au « fonds commun » de la mode et à l’inscription dans des tendances saisonnières.
L’arrêt du 15 février 2022
L’affaire est classique : deux créatrices de bijoux se disputent un marché pour leurs créations. La première considère que la seconde a imité ses créations et l’assigne devant le tribunal judiciaire de Paris en contrefaçon de droits d’auteur et en concurrence déloyale. Le tribunal rejette les demandes et la cour d’appel confirme le jugement.
Sans rentrer dans les détails de l’espèce, impliquant également deux autres parties, on retiendra que la cour a considéré que les bijoux créés par la demanderesse, ne se différenciant des traditionnels bracelets brésiliens portés par « les hippies et les surfeurs » (mais aussi par certains avocats, comme la cour semble l’ignorer) que par l’utilisation de couleurs et de matières plus nobles et féminines, ne font que « revisiter » un genre et ne peuvent donc pas bénéficier de la protection du droit d’auteur.
La cour ajoute que d’autres créateurs participent à la « même tendance ‘bohème chic’ » puisant « à un fonds commun de l’accessoire de mode », ce qui caractérise une démarche relevant d’une « inspiration mutuelle entre créateurs ».
Par conséquent, s’il existe des ressemblances flagrantes entre les bijoux, le fait qu’ils s’inscrivent dans un même fonds commun exclut leur caractère original. La même raison justifie également, aux yeux de la cour, le rejet des demandes en concurrence déloyale puisque l’inscription dans un fonds commun exclut que les ressemblances soient liées à une volonté fautive de créer un risque de confusion – a fortiori en l’absence de notoriété des bijoux de la demanderesse.
Une « tendance » jurisprudentielle confirmée
Les créations appartenant au domaine de la mode ont un statut à part en droit d’auteur. Leurs créateurs doivent donc résoudre la quadrature du cercle en se distinguant (par l’empreinte de leur personnalité) tout en participant à un courant saisonnier destiné à engendrer ou participer à un succès commercial.
Si l’appréciation du caractère protégeable des œuvres peut être différente dans chaque espèce, la solution rappelée dans cet arrêt n’est pas nouvelle.
Ainsi, le simple fait de s’inscrire dans une tendance de mode n’empêche pas nécessairement de voir reconnue l’originalité des bijoux, vêtements ou accessoires, comme l’a retenu un arrêt de cassation déjà ancien : « s’il est exact que la contrefaçon de modèles d’industries saisonnières de l’habillement et de la parure ne saurait résulter de la seule ressemblance, dans leur ligne générale, entre le modèle prétendument contrefait et celui argué de contrefaçon, lorsque l’un et l’autre se situent dans une même tendance de la mode, il en est autrement lorsque l’article contrefait comporte des éléments spécifiques de nouveauté et d’originalité reproduits par le modèle contrefaisant » (Cass. crim., 29 janvier 1991, n° 90-81903).
Mais inversement, l’absence d’élément spécifique d’originalité indépendant de la reprise d’éléments provenant d’un fonds commun de la mode peut priver l’œuvre de protection. C’est ce qu’a rappelé la Cour de cassation en 2014, jugeant que la cour d’appel avait « souverainement estimé que l’ajout de semelles à picots qui s’inscrivait dans une tendance de la mode était insuffisant pour témoigner de l’empreinte de la personnalité de son auteur et que le modèle revendiqué n’était dès lors pas éligible à la protection conférée par le droit d’auteur » (Cass. civ. 1e, 20 mars 2014, n° 12-18518).
De récentes décisions de cours d’appel adoptent la même grille d’analyse et prennent en compte les éléments tendanciels de ce secteur commercial, souvent pour rejeter la protection par le droit d’auteur.
Par exemple, en matière de contrefaçon de droits d’auteur, une décision du 22 octobre 2019 (CA Paris, RG n° 17/20261) pour des blouson « bombers » et une décision du 16 novembre 2021 (CA Paris, RG n° 18/20990) pour des sacs à main. Et en matière de concurrence déloyale, une décision du 26 mars 2021 (CA Paris, RG n° 19/19593) pour des chaussures et une décision du 19 novembre 2020 (CA Versailles, RG n° 19/03448) pour des sacs à dos et cartables.
Les créateurs doivent donc être alertés sur la fragilité de leurs droits et sur la nécessité, pour les consolider, de se détacher autant que possible du « fonds commun », dès le processus de création : l’octroi de la protection par le droit d’auteur viendra alors récompenser la prise de risque économique qu’il y a à se démarquer d’une tendance saisonnière.
Décision commentée : Cour d’appel de Paris, pôle 5, chambre 1, 15 février 2022, RG n° 19-12641 (communiquée sur demande à contact-avocat@taoma-partners.fr)
Jérémie Leroy-Ringuet
Avocat à la cour
14
avril
2022
Prudence, la cession d’une marque à titre gratuit équivaut à une donation !
Author:
TAoMA
Le titulaire d’une marque a la faculté de transférer tout ou partie des droits qu’il détient sur celle-ci à un tiers, à travers la conclusion d’un contrat de cession. La cession peut être conclue à titre onéreux ou bien à titre gratuit.
Le jugement du tribunal judiciaire de Paris rendu le 8 février 2022[1] alerte les cocontractants sur les risques liés à une cession d’une marque à titre gratuit, très courante en pratique.
Dans cette affaire, deux associés ont déposé conjointement une marque de l’Union européenne ainsi que des dessins et modèles communautaires pour commercialiser des antennes. À la suite de la liquidation de leur société, l’un des deux titulaires a créé une nouvelle société, à qui il a cédé à titre gratuit ses droits sur la marque et les dessins et modèles, sans obtenir le consentement de son-ex associé.
Le co-titulaire des droits cédés l’a immédiatement assigné en nullité du contrat de cession, au motif que ce contrat, considéré comme une donation, aurait dû être constaté par acte notarié.
Le tribunal fonde sa décision sur l’article 931 du Code civil, qui prévoit que toutes les donations entre vifs (y inclus les personnes morales[2]) doivent être passées devant notaire, sous peine de nullité.
Il rappelle que le Code de la propriété intellectuelle ne déroge pas à ce formalisme et donc qu’en l’absence d’un droit spécial, il convient de prononcer la nullité du contrat de cession de marque et de modèle, qui n’avait pas été constaté par acte notarié.
Ainsi, la cession d’une marque à titre gratuit est considérée juridiquement comme une donation qui doit être passée devant notaire, sous peine de nullité.
Quelles sont les conséquences d’une telle annulation ?
Le contrat est considéré comme n’ayant jamais existé, de sorte que les parties doivent être remises dans l’état dans lequel elles se trouvaient avant sa conclusion[3].
Quelles sont les conséquences d’une qualification de la cession en donation ?
Qualifiée de donation, la cession de droits de marque à titre gratuit implique le paiement de droits de mutation dans les conditions de droit commun. Toutefois, l’exigibilité de ces droits varie en fonction du mode d’exploitation de la marque[4].
Dans l’hypothèse où la cession n’aurait pas été constatée par un acte notarié, la prudence est de mise, dans la mesure où cette situation peut entraîner des conséquences fiscales importantes de la part de l’administration (tel qu’un redressement fiscal).
Comment échapper au régime fiscal des donations ?
Afin d’éviter la constatation de la cession par un notaire et le paiement de droits de mutation, il est fréquent que le prix de cession soit fixé à un montant symbolique (par exemple d’un euro)[5].
Toutefois, l’administration peut considérer que la cession à un tel prix constitue un acte anormal de gestion dans le cas où la marque aurait été sous-évaluée, et requalifier l’acte en contrat à titre gratuit[6].
***
L’argument fondé sur l’irrespect de l’article 931 du code civil avait déjà été tenté par le passé[7] mais sans que les juridictions saisies n’aient à l’examiner, en présence d’irrecevabilités ou d’autres obstacles rendant inutile son examen. Le jugement du 8 février 2022 est donc particulièrement observé par les praticiens.
Pour l’heure, il semblerait qu’aucun appel n’a été formé à l’encontre de cette décision. Si la procédure en restait là ou si la solution du tribunal judiciaire était confirmée en appel, elle pourrait avoir des répercussions importantes pour la pratique, d’autant plus qu’elle s’applique à tous les droits de propriété intellectuelle.
Lire la décision sur Legalis
Margaux Maarek
Stagiaire
Jérémie Leroy-Ringuet
Avocate à la cour
[1] TJ Paris, 3e ch. 8 févr. 2022, n° 19/14142
[2] Cass. com., 7 mai 2019, n° 17-15621
[3] Cass. 1e civ. 16 juill. 1998 n° 96-18404 ; Cass. 3e civ. 2 oct. 2002 n° 01-02924
[4] Répertoire IP/IT et communication, propriété industrielle, régime fiscal, fiscalité des cessions de droits de propriété industrielle, Emmanuel CRUVELIER – Mise à jour décembre 2021.
[5] Fiche pratique n° 542 – Rédiger un contrat de cession de marque, Arnaud FOLLIARD-MONGUIRAL, Lexis 360, Mise à jour le 29 avril 2021
[6] Voir par exemple cour d’appel de Douai, 29 mars 2018, RG n° 17/00192 (pourvoi rejeté)
[7] Notamment, cour d’appel de Paris, 21 mai 1976, n° INPI B19760129 ; 29 janvier 2010, RG n° 08/21549