28
février
2020
Exhibition des seins d’une Femen : une victoire en demi-teinte pour la liberté d’expression
Author:
teamtaomanews
Les faits en cause remontent à déjà plusieurs années : à l’été 2014, Iana Zhdanova, une Femen se rend dans la salle « des chefs d’État » du musée Grévin. Le haut de son corps est nu et porte une inscription « Kill Putin ». L’activiste fait tomber la statue de cire du président russe Vladimir Poutine, et y plante à plusieurs reprises un pieu métallique peint de rouge, tout en déclarant « fuck dictator, fuck Vladimir Poutine ». La jeune femme est interpellée, mais se justifie en présentant son geste comme une protestation politique.
Après une condamnation en correctionnelle puis une première relaxe par la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation avait cassé l’arrêt de relaxe en remarquant que le délit d’exhibition sexuelle était caractérisé par l’exhibition volontaire de la poitrine de la prévenue dans un lieu ouvert au public. Mais la cour d’appel de renvoi (celle de Paris, autrement composée) a résisté aux juges du quai de l’Horloge et confirmé la relaxe.
La cour d’appel de renvoi avait en effet rappelé que le mouvement des Femen se revendique d’un « féminisme radical », que l’acte incriminé était donc motivé par l’expression d’une opinion politique et que, par ailleurs, cet acte était dépourvu d’intention sexuelle ce qui empêchait de retenir la qualification prévue par l’article 222-32 du code pénal.
L’enjeu du pourvoi était donc relatif à la balance entre la protection de l’ordre public contre le délit d’exhibition sexuelle et la liberté d’expression invoquée par la prévenue.
La Chambre criminelle a considéré que le défaut de connotation sexuelle dans le comportement intentionnel de la prévenue ne permettait pas d’écarter le délit d’exhibition sexuelle, là où le juge du fond a systématiquement soutenu l’inverse (1). Malgré cela, elle a finalement choisi de faire prévaloir la liberté d’expression, quand bien même le délit d’exhibition sexuelle serait caractérisé (2).
L’indifférence du défaut de connotation sexuelle
La Cour d’appel de Paris, à deux reprises dans cette affaire, a neutralisé le délit d’exhibition sexuelle. Elle s’est en effet concentrée sur l’élément intentionnel de l’infraction, caractérisant son absence, pour écarter l’infraction pénale. La cour de renvoi souligne même que l’action de l’activiste « ne vise pas à offenser la pudeur d’autrui ».
La Chambre criminelle insiste sur le fait que la simple exhibition des seins nus d’une femme, qu’elle investit donc d’un caractère sexuel, suffit à mettre en œuvre l’article 222-32 du code pénal. Elle semble donc faire de ce délit une infraction formelle, indépendante de l’intention de son auteur. L’acte délictueux est objectivé : il a en soi une nature d’exhibition sexuelle même si la prévenue l’exclut. On peut regretter le rejet de l’argumentation des juges du fond sur l’évolution des mœurs et la place du corps de la femme dans l’espace public.
Mais la Cour de cassation a tout de même rendu une décision d’opportunité en accueillant un autre fondement permettant de confirmer la relaxe : la liberté d’expression.
La prévalence de la liberté d’expression
La Cour de cassation a finalement reconnu que « le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique ».
Dès lors, il s’agissait de déterminer si faire tomber la prévenue sous le coup de la loi pénale ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression.
La Haute juridiction a, en fin de compte, retenu que le comportement de cette Femen ne saurait être incriminé en ce qu’une telle incrimination « constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression » protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour de cassation a donc finalement reconnu la démarche politique de la prévenue et rejeté le pourvoi du procureur général.
Cette décision importante et amplement relayée ne manquera pas de faire jurisprudence, notamment dans les nombreuses procédures pénales intentées contre les autres membres du mouvement Femen.
Lire la décision le site de la Cour de cassation
Eugénie Lebelle
Elève-avocate
Jérémie Leroy-Ringuet
Avocat à la Cour
24
février
2020
TAoMA Partners partenaire et membre du jury du Prix Innover et Entreprendre 2020 de l’ESCP
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06
février
2020
Arrêt « Sky » : coup d’épée dans l’eau ?
Author:
teamtaomanews
Faute de forcer les titulaires à trancher dans les libellés de leurs marques, la CJUE a-t-elle porté un coup d’épée dans l’eau ?
L’opérateur britannique de télévision par satellite et câble Sky, titulaire de plusieurs marques éponymes, a agi au Royaume-Uni en contrefaçon de celles-ci à l’encontre du fournisseur de services Cloud SkyKick, qui avait déposé la marque « Skykick » et des variations de celle-ci. À titre reconventionnel, la startup a soutenu que l’enregistrement des marques invoquées par Sky était totalement ou partiellement nul aux motifs que i) les listes des produits et services désignés par ces marques manquaient de clarté et de précision et ii) les demandes d’enregistrement avaient été déposées de mauvaise foi. En effet, les marques avaient été déposées pour protéger des « logiciels », des « systèmes de communication » ainsi que des services de « télévision », lorsqu’en réalité une seule activité était envisagée : la vente d’un bouquet satellite.
D’un point de vue stratégique, l’enjeu de cette affaire est essentiel puisqu’il a trait à une problématique majeure en droit des marques. Il est effectivement important, au moment du dépôt d’une marque, d’avoir une vision tournée vers l’avenir et d’envisager si de nouveaux produits/services pourraient être commercialisés sous ce signe. Cependant, cette logique ne doit pas aboutir à accaparer des signes pour une liste de produits et services très large alors que leurs titulaires n’ont aucunement l’intention de les utiliser dans leur totalité.
Saisie du litige, la High Court of Justice (England and Wales) a décidé de surseoir à statuer et d’interroger à titre préjudiciel la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sur plusieurs points.
Défaut de clarté et de précision des produits et services : cause de nullité absolue ?
Pour rappel, en 2012[1], la CJUE avait rendu un arrêt retentissant dans lequel elle avait jugé que le demandeur d’une marque devait désigner les produits et les services pour lesquels la protection de la marque est demandée avec suffisamment de clarté et de précision, faute de quoi sa demande devait être rejetée.
SkyKick tente alors de faire étendre cette logique aux marques enregistrées, mais la Cour estime qu’une marque de l’Union européenne ou une marque nationale « ne peut pas être déclarée totalement ou partiellement invalide au motif que les termes utilisés pour désigner les produits et services pour lesquels cette marque a été enregistrée manquent de clarté et de précision », cette exigence ne faisant pas partie de la liste exhaustive de causes de nullité absolue prévue par les textes.
Désignation d’un libellé trop large lors du dépôt : cause de nullité pour mauvaise foi ?
Si une marque peut être déclarée nulle lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors du dépôt de la demande, cette notion n’est pas définie par les textes.
Les juges européens avaient déjà eu l’occasion de donner des pistes d’interprétation en estimant que la mauvaise foi est caractérisée lorsqu’il ressort d’indices pertinents et concordants que le titulaire d’une marque a introduit la demande d’enregistrement non pas dans le but de participer de manière loyale au jeu de la concurrence, mais avec l’intention de porter atteinte, d’une manière non conforme aux usages honnêtes, aux intérêts de tiers, ou avec l’intention d’obtenir, sans même viser un tiers en particulier, un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque, notamment de la fonction essentielle d’indication d’origine[2] (voir notre TAoMA News du 4 novembre 2019).
En ce qui concerne plus particulièrement le dépôt d’une marque sans aucune intention de l’utiliser pour les produits et services couverts par l’enregistrement, la CJUE a estimé qu’il est susceptible de constituer un acte de mauvaise foi, cette dernière pouvant n’entacher qu’une partie des produits et services visés au dépôt. Cependant, une telle mauvaise foi ne peut être établie que s’il existe des indices objectifs que le demandeur avait l’intention de porter atteinte aux intérêts de tiers d’une manière non conforme aux usages honnêtes ou d’obtenir un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque au moment du dépôt.
Enfin, la CJUE déclare que le droit de l’Union n’interdit pas à une disposition du droit national d’exiger du demandeur à l’enregistrement d’une marque qu’il déclare que sa marque est utilisée en relation avec les produits et services enregistrés, ou qu’il a une intention de bonne foi de le faire, tant qu’une violation de cette obligation n’entraine pas, en tant que telle, un motif de nullité d’une marque déjà enregistrée.
Bien que cet arrêt constitue un premier pas en avant vers un assainissement des registres des offices européens, encombrés de marques non utilisées, il ne marque pas le virage à 180° que certains attendaient et entérine une sorte de statu quo du système actuel de marques du droit de l’UE, laissant le lourd fardeau aux parties tierces de contester la bonne foi d’un titulaire.
Si le récent Paquet Marque – et sa transposition en droit français – ne remédie pas directement à cette problématique, en mettant un terme à la tarification unique du dépôt de marque (dont le coût ne variait pas entre une et trois classes), il pourrait inciter les déposants à réfléchir avant de déposer leurs marques pour de trop nombreux produits et services.
Référence et date : Cour de justice de l’Union européenne, 29 janvier 2020, dans l’affaire C‑371/18
Lire la décision sur Curia
Synthia TIENTCHEU TCHEUKO
Élève-avocate
Anita DELAAGE
Avocate
[1] CJUE, 19 juin 2012, C-307/10 « Chartered Institute of Patent Attorneys » dit arrêt IP Translator
[2] CJUE, 12 septembre 2019, C-104/18 « Koton Mağazacilik Tekstil Sanayi ve Ticaret/EUIPO »