29
août
2023
Anonymisation et liberté de la presse : Le droit à l’oubli numérique devant la Grande Chambre de la CEDH
Author:
admingih092115
En 1994, le quotidien belge Le Soir a publié un article relatant plusieurs accidents de voitures mortels survenus récemment, dont l’un causé par une personne sous l’emprise de l’alcool. Son nom complet figurait dans l’article. En 2008, cet article a été archivé numériquement sur le site internet du quotidien.
Condamné à une peine de prison avec sursis suite à cet accident puis ayant bénéficié d’une décision de réhabilitation, l’auteur de l’accident a demandé le retrait de l’article accessible en ligne au journal, car ses (potentiels) patients pouvaient y accéder en cherchant son nom sur les moteurs de recherche. Le quotidien a refusé cette suppression.
Face à ce refus, le demandeur a assigné l’éditeur du journal en justice au motif que cette information librement accessible présentait un risque pour la constitution et la conservation de sa patientèle. Le journal a été condamné civilement par les juridictions belges à anonymiser, au nom du droit à l’oubli et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, l’article archivé.
Droit à l’oubli contre liberté d’expression et liberté de la presse
Contestant sa condamnation, l’éditeur du journal a alors saisi la Cour européenne des droits de l’Homme, en invoquant l’article 10 de la Convention qui protège la liberté d’expression et la liberté de la presse. Le requérant estimait que cette condamnation constituait “une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique”.
La Cour s’est prononcée le 04 juillet 20231 et constate que s’il y a bien une ingérence dans l’exercice des droits invoqués et protégés par l’article 10, les juridictions nationales ont procédé à une mise en balance des intérêts en présence. Ce faisant cette ingérence a été réduite au minimum en se résumant à une anonymisation de l’article “et peut passer pour nécessaire dans une société démocratique et proportionnée”.
La condamnation à anonymiser l’article ancien, dénué d’actualité, d’élément historique ou scientifique, et ne concernant pas une personne ayant une certaine notoriété, est ainsi la mesure la plus appropriée selon la Grande Chambre de la Cour. Elle vient préciser que cette notoriété doit s’apprécier au regard des circonstances de l’espèce en se plaçant à la date de la demande de droit à l’oubli. En l’espèce, le demandeur n’était aucunement connu, sa profession (médecin) était sans conséquence sur une possible notoriété, et l’affaire le concernant n’avait eu aucune résonance à l’époque des faits. Il s’était également écoulé plus de 20 ans entre la parution de l’article et la demande de retrait.
Le numérique a apporté la permanence de l’information accessible sur Internet
Au regard du temps écoulé, laisser l’article en accès libre avec le nom complet de l’auteur de l’accident contribuait à “créer un casier judiciaire virtuel”. Il y avait donc un risque de préjudice pour l’auteur de l’accident. Il suffisait de saisir son nom sur le moteur de recherche du site internet du journal pour que l’article apparaisse en première page (bien qu’en sixième position), en plus d’être référencé en tant que premier résultat sur Google. Par ailleurs, l’article archivé pouvait être consulté gratuitement.
Les acteurs de la presse doivent donc trouver un équilibre entre la création d’archives numériques, qui jouent un rôle dans la pérennisation de l’information, et le droit à l’oubli numérique qui, n’étant pas un droit autonome, se rattache à l’article 8 de la Convention et plus particulièrement au droit au respect de la réputation, et qui “ne peut concerner que certaines situations ou informations” selon la Cour. Ce peut être le cas des données sensibles (données de santé, orientation sexuelle…), pénales (tel qu’un casier judiciaire) ou relevant de la vie privée, si leur conservation n’apparait plus pertinente au regard du temps écoulé. Et ce en « l’absence d’actualité ou d’intérêt historique ou scientifique » de l’article de presse, ainsi qu’en l’absence de notoriété de la personne concernée.
Cette mise en balance des intérêts doit en outre inclure la question de l’accessibilité des archives, selon qu’elles soient mises en accès libre et gratuit ou restreintes sous la forme d’une consultation par abonnement. Et cela même si la consultation d’archives implique en principe une démarche positive de l’utilisateur souhaitant en prendre connaissance.
La Cour européenne des droits de l’Homme opère donc la mise en balance entre le droit à l’oubli numérique, qui relève du droit au respect de la vie privée et est à ce titre protégé par l’article 8 de la CEDH, et la préservation de l’intégrité des archives numériques de presse en vertu de la protection de la liberté d’expression.
Arthur Burger
Stagiaire juriste
Malaurie Pantalacci
Conseil en Propriété Industrielle associée
(1) https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-225546
31
mars
2020
Liberté d’expression : une décision indigeste pour les producteurs de foie gras
Author:
teamtaomanews
L214, association de protection animale habituée des tribunaux, vient d’obtenir gain de cause en appel contre une ordonnance de référé qui l’avait condamnée à supprimer sous astreinte une vidéo dénonçant les conditions de fabrication du foie gras.
L’association avait diffusé fin décembre sur les réseaux sociaux une vidéo intitulée « ça vous donne envie ? » parodiant un film publicitaire faisant la promotion du foie gras. Cette vidéo reprenait 6 secondes d’un film promotionnel de 15 secondes originellement diffusé à la télévision par le Comité national interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (CIFOG). Ce spot aurait coûté, selon le CIFOG, 1.192.779 euros et aurait été financé pour moitié par un organisme du ministère de la culture, FranceAgriMer. La vidéo diffusée par l’association L214 présentait, à la suite des premières secondes du film publicitaire originel, des images de gavage de canards et de broyage de canetons, remplaçant le slogan « le foie gras, exceptionnel à chaque fois » par « le foie gras exceptionnellement cruel à chaque fois », et dénonçait le financement « par nos impôts » de cette publicité.
Le CIFOG a assigné l’association L214 en référé pour obtenir, notamment, l’interdiction sous astreinte de la diffusion du film « ça vous donne envie ? ». Par une ordonnance du 6 février 2019, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a retenu l’existence d’un trouble manifestement illicite caractérisé par l’atteinte portée aux droits d’auteur attachés au film, a interdit la diffusion de la vidéo en cause sous astreinte de 200 euros par jour d’infraction constatée et a condamné l’association aux dépens et à payer la somme de 2.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile. L’association L214 a interjeté appel de cette ordonnance.
Le CIFOG soutenait dans cette affaire que l’association L214 avait porté atteinte à ses droits sur le film en le reproduisant sans avoir participé aux investissements engagés pour sa réalisation et sa diffusion, abusant ainsi de sa liberté d’expression. L’association L214 faisait valoir pour sa part l’exercice de sa liberté d’expression et opposait au CIFOG l’exception tirée de l’article L. 122-5, 4° du Code de la propriété intellectuelle interdisant à l’auteur d’une œuvre divulguée de s’opposer à sa parodie, pastiche ou caricature.
Il s’agissait, entre autres, pour la Cour statuant en référé de déterminer si l’association avait simplement usé de sa liberté d’expression, de sorte qu’il ne pouvait lui être reproché aucune atteinte manifestement illicite aux droits du CIFOG.
Dans une de ses dernières décisions rendues avant sa fermeture pour cause de confinement, la Cour d’appel de Paris a infirmé le 13 mars 2020 l’ordonnance de référé, considérant qu’aucun trouble manifestement illicite ou dommage imminent n’était suffisamment caractérisé pour justifier de porter atteinte à la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDH). La Cour d’appel de Paris a d’abord relevé qu’il existait entre les premières secondes du film diffusé et sa parodie une césure claire, et que la seule atteinte à des intérêts financiers ne pouvait à elle seule justifier une restriction à la liberté d’expression.
La Cour a ensuite opéré un contrôle de proportionnalité entre la liberté d’expression et le droit d’auteur, relevant que si le droit d’auteur constitue bien une limitation à la liberté d’expression prévue par la loi, justifiée par la poursuite d’un intérêt légitime et nécessaire dans une société démocratique au sens de la CESDH, celui-ci cède devant l’exception de parodie. La Cour relevait par ailleurs à cet égard que la démonstration de l’existence et de la titularité du droit d’auteur faisait en l’espèce défaut et que l’argument n’avait pas été soulevé par l’assignation. La Cour a donc rejeté les arguments de l’intimée sur le fondement du droit d’auteur.
En définitive, aucun « besoin social impérieux » ne justifiait en l’espèce selon la Cour de « porter atteinte à la liberté d’expression de l’association L214 dont l’activité porte sur le bien-être animal ». La Cour déboute donc le CIFOG et le condamne à 3.000 euros d’article 700.
Il convient néanmoins de rester prudent quant à la portée de cette décision intervenue en référé et qui ne tranche que la question de l’existence ou non d’un trouble manifestement illicite que l’urgence commanderait de faire cesser, mais ne préjuge pas d’une éventuelle condamnation au fond.
Référence et date : Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – chambre 2, 13 mars 2020, n° 19/04127
Lire la décision sur Doctrine.fr
28
février
2020
Exhibition des seins d’une Femen : une victoire en demi-teinte pour la liberté d’expression
Author:
teamtaomanews
Les faits en cause remontent à déjà plusieurs années : à l’été 2014, Iana Zhdanova, une Femen se rend dans la salle « des chefs d’État » du musée Grévin. Le haut de son corps est nu et porte une inscription « Kill Putin ». L’activiste fait tomber la statue de cire du président russe Vladimir Poutine, et y plante à plusieurs reprises un pieu métallique peint de rouge, tout en déclarant « fuck dictator, fuck Vladimir Poutine ». La jeune femme est interpellée, mais se justifie en présentant son geste comme une protestation politique.
Après une condamnation en correctionnelle puis une première relaxe par la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation avait cassé l’arrêt de relaxe en remarquant que le délit d’exhibition sexuelle était caractérisé par l’exhibition volontaire de la poitrine de la prévenue dans un lieu ouvert au public. Mais la cour d’appel de renvoi (celle de Paris, autrement composée) a résisté aux juges du quai de l’Horloge et confirmé la relaxe.
La cour d’appel de renvoi avait en effet rappelé que le mouvement des Femen se revendique d’un « féminisme radical », que l’acte incriminé était donc motivé par l’expression d’une opinion politique et que, par ailleurs, cet acte était dépourvu d’intention sexuelle ce qui empêchait de retenir la qualification prévue par l’article 222-32 du code pénal.
L’enjeu du pourvoi était donc relatif à la balance entre la protection de l’ordre public contre le délit d’exhibition sexuelle et la liberté d’expression invoquée par la prévenue.
La Chambre criminelle a considéré que le défaut de connotation sexuelle dans le comportement intentionnel de la prévenue ne permettait pas d’écarter le délit d’exhibition sexuelle, là où le juge du fond a systématiquement soutenu l’inverse (1). Malgré cela, elle a finalement choisi de faire prévaloir la liberté d’expression, quand bien même le délit d’exhibition sexuelle serait caractérisé (2).
L’indifférence du défaut de connotation sexuelle
La Cour d’appel de Paris, à deux reprises dans cette affaire, a neutralisé le délit d’exhibition sexuelle. Elle s’est en effet concentrée sur l’élément intentionnel de l’infraction, caractérisant son absence, pour écarter l’infraction pénale. La cour de renvoi souligne même que l’action de l’activiste « ne vise pas à offenser la pudeur d’autrui ».
La Chambre criminelle insiste sur le fait que la simple exhibition des seins nus d’une femme, qu’elle investit donc d’un caractère sexuel, suffit à mettre en œuvre l’article 222-32 du code pénal. Elle semble donc faire de ce délit une infraction formelle, indépendante de l’intention de son auteur. L’acte délictueux est objectivé : il a en soi une nature d’exhibition sexuelle même si la prévenue l’exclut. On peut regretter le rejet de l’argumentation des juges du fond sur l’évolution des mœurs et la place du corps de la femme dans l’espace public.
Mais la Cour de cassation a tout de même rendu une décision d’opportunité en accueillant un autre fondement permettant de confirmer la relaxe : la liberté d’expression.
La prévalence de la liberté d’expression
La Cour de cassation a finalement reconnu que « le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique ».
Dès lors, il s’agissait de déterminer si faire tomber la prévenue sous le coup de la loi pénale ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression.
La Haute juridiction a, en fin de compte, retenu que le comportement de cette Femen ne saurait être incriminé en ce qu’une telle incrimination « constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression » protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour de cassation a donc finalement reconnu la démarche politique de la prévenue et rejeté le pourvoi du procureur général.
Cette décision importante et amplement relayée ne manquera pas de faire jurisprudence, notamment dans les nombreuses procédures pénales intentées contre les autres membres du mouvement Femen.
Lire la décision le site de la Cour de cassation
Eugénie Lebelle
Elève-avocate
Jérémie Leroy-Ringuet
Avocat à la Cour