23
avril
2024
Si l’artiste fait de l’art, la marque parasite
Le tribunal judiciaire de Paris, dans son jugement du 27 mars 20241 a condamné la maison Givenchy au paiement de la somme de 30 000 Euros à l’artiste ZEVS pour avoir commis des actes de concurrence déloyale et parasitisme.
Quelques éléments de contexte
Monsieur Schwarz, connu sous le pseudonyme de ZEVS (se prononce Zeus), est un artiste français urbain de renom dans le milieu du Street Art. Il doit sa notoriété en partie grâce à la réalisation d’une grande série d’œuvres créées à partir de la technique du dripping (ou coulure).
Il détourne ainsi de leur fonction d’origine des symboles de la société de consommation, et notamment des logos de grandes marques, pour donner l’impression qu’ils se liquéfient complètement. Pour ZEVS, les logos sont la pierre angulaire de l’identité des grandes marques donc s’ils se liquéfient, elles disparaissent, en quelque sorte.
En l’espèce, l’œuvre qui est au cœur de l’affaire qui nous occupe appartient justement à cette série de tableaux. En 2010, il réalise « Liquidated Google », ci-après reproduit :
Or, il découvre le 27 août 2020 que la société Givenchy proposait à la vente sur son site internet un t-shirt qui reprendrait, selon lui, les caractéristiques originales de l’œuvre précitée.
ZEVS assigne Givenchy en contrefaçon de ses droits d’auteur et subsidiairement, en concurrence déloyale et parasitisme.
Les juges reconnaissent l’originalité de l’œuvre Liquidated Google
ZEVS précise bien dans ses écritures qu’il ne revendique aucun droit d’auteur sur la technique de la coulure ou du dripping largement rependue dans l’art contemporain, mais bien sur le traitement visuel qu’il en a réalisé dans son œuvre « Liquidated Google ».
Les juges accueillent ce raisonnement en ce qu’ils reconnaissent que l’originalité du tableau réside bien dans la concrétisation du message de ZEVS au sein de l’œuvre matérielle. Il créé l’illusion que le signe est en train de fondre, de saigner, « comme pour le vider de son sens ou de son pouvoir ». Les choix esthétiques opérés par l’artiste pour concrétiser cette illusion traduisent l’empreinte de sa personnalité.
Précisons que l’appropriation du logo de la marque Google n’est pas discutée par le tribunal. Le travail de ZEVS se place directement dans le courant artistique de l’appropriation, consistant à reprendre des œuvres préexistantes, ou des signes distinctifs, pour se les approprier au sein d’une œuvre nouvelle. Il existe cependant une limite entre la liberté artistique qui découle directement de la liberté d’expression, et la contrefaçon. Jeff Koons en a justement fait les frais pour ses œuvres « Fait d’hiver »2 et « Naked »3 jugées contrefaisantes par les tribunaux français. En effet, pour les juges du fond, ces œuvres étaient en réalité des œuvres composites pour la réalisation desquelles, l’accord de l’auteur des premières œuvres était nécessaire.
Alors, Liquidated Google, œuvre composite ou œuvre à part entière dont la reprise d’un signe distinctif ne relève que de la liberté artistique ?
L’on regrette que ce ne soit pas le sujet en l’espèce, mais remarquons cependant le raisonnement des juges concernant la contrefaçon et le parasitisme allégués par ZEVS.
Givenchy n’a pas contrefait l’œuvre de ZEVS mais l’a parasitée
S’agissant du t-shirt commercialisé par Givenchy, les juges réfutent toute contrefaçon de l’œuvre Liquidated Google. En effet, le terme utilisé sur le t-shirt est « GIVENCHY » et non « GOOGLE », les coulures sont des broderies et non de la peinture, et elles sont différentes. Cela est suffisant pour les juges qui considèrent que les caractéristiques originales invoquées par l’artiste ne sont pas reprises (à savoir des coulures irrégulières de longueur différentes, qui dégoulinent de la partie supérieure de chaque lettre).
En revanche, le tribunal retient que les t-shirts commercialisés par GIVENCHY s’inspirent indéniablement des œuvres de l’artiste et notamment de « Liquidated Google ». Les juges considèrent qu’ils sont donc « de nature à créer, pour le consommateur de produits de marque de luxe, une confusion avec celles-ci et ce d’autant plus que les marques de luxe s’associent régulièrement pour leurs créations à divers artistes ».
Il en résulte que Givenchy s’est placée dans le sillage de ZEVS et a tiré indûment profit de sa notoriété. Le tribunal conclut également à des actes de concurrence déloyale puisque le succès d’une telle action n’est pas subordonné à l’existence d’un rapport de concurrence entre les partiesi. Les juges considèrent en effet que « par l’association de sa marque en capitales de couleurs vives sur fond noir, avec des broderies de même couleur que chaque lettre destinées à créer un effet de coulures de peinture, la société Givenchy s’est directement inspirée des créations de M.4 et de sa démarche artistique consistant à donner l’illusion d’une liquéfaction du logo d’une marque de luxe, même si le détail des caractéristiques originales de l’œuvre « Liquidated Google » n’est pas exactement reproduit. »
GIVENCHY est donc condamnée à verser à l’artiste 30.000 Euros de dommages et intérêts pour concurrence déloyale et parasitisme. Alors que ZEVS s’approprie des signes distinctifs en toute légalité, les marques qui s’inspireraient de son travail risquent quant à elles, de se rendre coupables de parasitisme…
Il est indéniable que la concurrence déloyale et le parasitisme sont des fondements juridiques qui peuvent être souvent efficaces pour protéger ses créations lorsque la contrefaçon n’est pas retenue.
L’équipe de TAoMA est à vos côtés pour vous accompagner et vous conseiller au mieux dans la protection de vos créations mais également dans leur défense. N’hésitez pas à nous contacter.
Juliette Descamps
Stagiaire élève-avocat
Jean-Charles Nicollet
Conseil en Propriété Industrielle Associé
(1) Tribunal Judiciaire de Paris, 3e chambre 3e section, 27 mars 2024, n° 21/04132
(2) Tribunal de grande instance de Paris, 8 novembre 2018, n° 15/02536
(3) CA Paris, pôle 5 – ch. 1, 17 déc. 2019, n° 17/09695
(4) Cour de cassation, 3 mai 2016 n°14-24.905
09
avril
2024
En avant vers la régulation des systèmes d’intelligence artificielle
Dès octobre 20201, le Conseil Européen avait mis en avant l’objectif pour l’UE de devenir « un acteur mondial de premier plan dans le développement d’une intelligence artificielle sûre, fiable et éthique ».
La Commission Européenne a publié, le 21 avril 2021 sa proposition de règlement, l’IA Act, établissant un ensemble de règles harmonisées sur l’intelligence artificielle, qui a été adopté par le Conseil de l’Union Européenne fin 2022.
Dans la continuité du parcours législatif, un accord provisoire a été conclu entre le Parlement Européen et le Conseil, le 9 décembre 2023, après 3 jours de négociations.
La législation est finalement adoptée le mercredi 13 mars 2024, par une large majorité des députés européens.
Mais quels sont les apports principaux de ce texte ?
Entre neutralité technologique du droit et régulation asymétrique
L’IA Act adopte une définition très large pour englober tous les systèmes d’IA et ne pas devenir obsolète aux grés des évolutions technologiques : ainsi, il le définit comme étant « un système basé sur une machine conçu pour fonctionner avec différents niveaux d’autonomie, qui peut s’adapter après son déploiement et qui, pour des objectifs explicites ou implicites, déduit, à partir des données qu’il reçoit, comment générer des résultats tels que des prédictions, du contenu, des recommandations ou des décisions qui peuvent influencer des environnements physiques ou virtuels ».
Si le texte se veut applicable à un large spectre de systèmes d’IA, il propose, paradoxalement, un champ d’application asymétrique, venant relativiser la neutralité technologique revendiquée.
En effet, cette législation fonctionne selon une approche basée sur le risque : les risques sont classifiés en trois niveaux, allant de l’inacceptable au minimal, ayant chacun un régime juridique spécifique.
Si les systèmes d’IA à risques faibles ne sont soumis qu’à une réglementation légère3, les applications d’IA « à haut risque » et les systèmes d’IA à « risques inacceptables » sont, eux, beaucoup plus impactés.
Les systèmes IAs à haut risque sont règlementées
Les IAs à haut risque sont les IAs qui présentent des risques importants pour la santé, la sécurité ou les droits fondamentaux des personnes. L’IA Act lui consacre son Titre III.
Dans un premier temps, sont considérés comme IA à haut risque, « les systèmes d’IA destinées à être utilisées comme composant de sécurité ou qui constituent un tel produit, faisant l’objet d’une évaluation ex ante de la conformité par un tiers ».
Également, est prévu, en Annexe III, une liste limitative de systèmes d’IA à haut risque, dont la Commission Européenne se réserve la possibilité d’y ajouter de nouveaux systèmes, afin de rester pertinent face à l’évolution des technologies4.
Ces IAs sont en principe autorisées sur le marché européen, sous réserve d’être conformes à la réglementation fixée par le Chapitre 2 du Titre III du texte. Ces exigences portent sur plusieurs aspects, tels que la mise en place d’un système de gestion des risques ainsi que la gestion et la gouvernance des données, mais aussi la documentation et la tenue de registres, la transparence et l’information des utilisateurs, le contrôle humain, la robustesse ou encore l’exactitude et la (cyber)sécurité des systèmes.
Ces obligations s’adressent surtout aux fournisseurs de systèmes d’IA. Néanmoins, les utilisateurs, les fabricants, ou les autres tiers ne sont pas en reste et sont également soumis à des obligations, décrites dans le Titre III !
Les IAs à risque inacceptable sont (en principe) interdites.
Le Titre II prévoit une liste de pratiques interdites : cela concerne les systèmes d’IA dont l’utilisation est considérée comme inacceptable, car contraire aux valeurs de l’Union, notamment en raison des violations des droits fondamentaux qu’elle est susceptible d’engendrer.
Sont par exemples interdites5 :
– Les « systèmes d’IA qui utilisent des techniques subliminales échappant à la conscience d’une personne ou des techniques délibérément manipulatrices ou trompeuses, ayant pour objectif ou pour effet de fausser de manière significative le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes en altérant sensiblement la capacité de la personne à prendre une décision en connaissance de cause, (…) »
– Les « systèmes d’IA pour l’évaluation ou la classification de personnes physiques ou de groupes de personnes sur une certaine période de temps, sur la base de leur comportement social ou de leurs caractéristiques personnelles ou de personnalité connues, déduites ou prédites, le score social conduisant » à un préjudice.
Il existe une exception concernant l’utilisation d’un système d’identification biométrique à distance en « temps réel » dans des espaces accessibles au public (apparaissant dans la liste des pratiques interdites), qui pourra être autorisé lorsqu’il est utilisé à des fins répressives. Évidemment, cette exception doit respecter des conditions de nécessité et de proportionnalité !
Les systèmes d’intelligence artificielle qui comportent des risques spécifiques de manipulation sont régis par un cadre réglementaire particulier.
Ce régime spécifique concerne certains systèmes d’IA, notamment ceux destinés à interagir avec des personnes physiques ou à générer du contenu. Ce régime intervient au-delà de la classification des risques, c’est-à-dire que même un système d’IA à risque faible peut être soumise à ce régime de transparence.
Ces systèmes seront soumis à des obligations de transparence spécifiques6.
On peut par exemple mentionner, au titre de ces obligations additionnelles, celle d’information des personnes qu’elles interagissent avec un système d’IA ou encore celle d’information des personnes qu’elles sont exposées à un système de reconnaissance des émotions. Également, le règlement prévoit le cas des « deep fakes7 », pour lesquels il sera obligatoire, sauf exceptions, de déclarer que le contenu est généré par des moyens automatisés.
Conclusion
L’IA Act est un texte dense, qui tente de réglementer les systèmes d’intelligence artificielle, avec pour finalité, de limiter les risques associés à l’utilisation de l’IA et à créer un écosystème de confiance autour de cette technologie.
Il est important de souligner que l’intention n’est pas de créer une réglementation pesant lourdement sur les entreprises ou toute personnes à l’initiative d’un système d’intelligence artificielle. En effet, l’objectif est de se limiter « aux exigences minimales nécessaires » pour répondre aux risques de l’IA, sans pour autant « restreindre ou freiner indûment le développement technologique, ni augmenter de manière disproportionnée les coûts de mise sur le marché de solutions d’IA »8.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le texte réduit la charge réglementaire pesant sur les PME et les start-up ; et instaure la mise en place de bacs à sables réglementaires offrant un environnement contrôlé qui facilite le développement, la mise à l’essai et la validation des systèmes d’IA9.
Désormais, ce texte doit être adopté officiellement par le Conseil ! La législation entrera en vigueur 20 jours après sa publication au Journal officiel et sera entièrement applicable 24 mois après, à l’exception de certaines dispositions qui entreront en vigueur plus tôt, ou plus tard.
N’oublions pas toutefois que l’IA se développe de jour en jour et n’en est qu’à ses débuts ! Les applications quotidiennes sont aussi nombreuses que les risques qu’elles pourraient engendrer. Dans ce contexte, l’UE innove en tentant de limiter ces risques, sans pour autant limiter le développement de l’intelligence artificielle.
La Team de TAoMA est à votre disposition pour toute question sur ce sujet !
Juliette Danjean
Stagiaire juriste
Jean-Charles Nicollet
Conseil en Propriété Industrielle Associé
1) Réunion extraordinaire du Conseil européen (1er et 2 octobre 2020)
2) Article 3 Titre I de la dernière version du Règlement
3) Voir Titre IX et son article unique, qui encourage les fournisseurs de systèmes d’IA à tenir des codes de conduite, visant à inciter les fournisseurs de systèmes d’intelligence artificielle qui ne représentent pas un risque élevé à adopter volontairement les exigences imposées aux systèmes d’IA à haut risque, telles que définies dans le titre III.
4) Les systèmes d’IAs figurant dans le texte pour le moment, concernent par exemple les systèmes d’IA concernant l’identification biométrique et catégorisation des personnes physiques ou encore les systèmes de gestion et exploitation des infrastructures critiques (gestion et l’exploitation du trafic routier, fourniture d’eau, de gaz, de chauffage et d’électricité).
5) Voir Article 5 Titre II de la dernière version du Règlement
6) Voir Titre IV de la dernière version du Règlement
7) Selon le Parlement Européen, « les «deep fake» sont le résultat de la manipulation d’un média par l’intelligence artificielle », ce sont des « hypertrucages qui altèrent la réalité » (https://multimedia.europarl.europa.eu/fr/audio/deepfake-it_EPBL2102202201_EN)
8) Exposé des motifs de la Proposition de règlement de la Commission Européenne (1 ; 1.1)
9) Voir Titre V de la dernière version de Règlement
26
mars
2024
Saga CASTELBAJAC : la cession de marque patronymique n’excluerait donc pas le « contrôle » de son usage a posteriori ?
Author:
TAoMA
Une nouvelle décision a été rendue le 28 février 2024 par les juges de la Cour de Cassation1.
En question notamment, la recevabilité d’une action en déchéance contre une marque patronymique cédée, initiée par le cédant, qui n’est autre que l’artiste de renom Monsieur Jean Charles de Castelbajac.
Des éléments de contexte s’imposent.
Monsieur Jean Charles de Castelbajac s’est démuni de ses marques patronymiques (et notamment de ses marques françaises JC DE CASTELBAJAC et JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC) à l’occasion d’un acte de cession au profit de la société PMJC en 2012. Cette cession intervenait à la suite d’une offre de reprise de la totalité des actifs corporels et incorporels de la société du cédant, à la barre du tribunal.
En parallèle, un protocole de prestation de services a été conclu entre les protagonistes par lequel Monsieur JC de Castelbajac assurait des missions de directeur artistique au profit de la société PMJC, et dans lequel il était question de la « nécessaire adéquation entre l’image des marques et des articles commercialisés avec l’image » de l’artiste.
Au terme dudit protocole, en décembre 2015, les relations se sont toutefois dégradées.
La société PMJC reprochait à Monsieur de Castelbajac des faits de concurrence déloyale et d’atteinte à ses marques. Pour cause, l’artiste était à l’origine d’une nouvelle société de création, de conseil et de direction artistique, reprenant son nom. Il fera donc l’objet d’action en contrefaçon des marques de la société PMJC, portant (pourtant) son nom.
A titre de riposte, Monsieur de Castelbajac accuse la société PMJC d’imitation de son univers et de ses œuvres et d’adaptation non autorisée de ces dernières. Il tente alors de faire tomber les marques adverses pour déceptivité en raison des usages, selon lui, trompeurs que leur nouveau titulaire en a faits.
En 2016, le conflit judiciaire s’installe.
Le cédant peut il agir contre le cessionnaire des marques portant son nom ?
L’une des questions principales de ce conflit est celle de la recevabilité d’une action en déchéance pour déceptivité contre une marque patronymique, introduite par le cédant éponyme contre le cessionnaire, nouveau titulaire exploitant.
En effet, une telle action a été reconnue recevable, de manière inédite par l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 12 octobre 20222. A cette occasion, les juges avaient également annulé les marques françaises attaquées JC DE CASTELBAJAC et JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC pour déceptivité.
La société PMJC a ensuite introduit un pourvoi en Cassation en soutenant que Jean Charles de Castelbajac n’était pas recevable à agir en ce qu’il ne pouvait engager d’action ayant pour finalité de l’évincer en tant qu’acquéreur des marques.
Jusqu’alors, les défenseurs de ce type d’action invoquait la garantie d’éviction, principe classique du droit des contrats.
Cette garantie d’éviction est l’assurance de l’acquéreur de posséder la marque acquise une fois la cession effective. Ainsi, en application de cette garantie, le cédant de la marque ne peut troubler la jouissance du cessionnaire. Il ne peut notamment agir en justice pour demander l’annulation de la marque qu’il a cédé.
Rappelons ici deux arrêts de référence en matière de marque patronymique au visa desquelles les juridictions françaises statuaient jusqu’alors dans ce type d’affaire.
La Cour de Cassation a rendu le 31 janvier 20063 au sujet des marques Ines de la Fressange, un arrêt sans équivoque : « Mme de La Fressange, cédante, n’était pas recevable en une action tendant à l’éviction de l’acquéreur ». En considérant l’action irrecevable, la Cour de cassation n’avait donc pas eu à statuer sur le caractère déchéable des marques patronymiques en cause.
Faisant suite à une question préjudicielle qui lui était posée, la CJCE a quant à elle considéré, dans un arrêt « Elizabeth Florence Emanuel » en date du 30 mars 20064, :
– d’une part, que la seule présence du nom de famille d’un créateur et premier fabriquant des produits, au sein d’une marque était insuffisante pour caractériser une tromperie, et donc pour justifier la déchéance, même si ladite personne n’avait plus de lien avec la société titulaire de la marque ;
– d’autre part, le fait que la société puisse faire croire que le créateur était toujours actif au sein de la société était certes constitutif d’une manœuvre dolosive, mais pas d’une tromperie de nature à justifier une déchéance.
La Cour de Cassation change de cap.
Aussi, dans sa dernière décision en date du 28 février 2024, la Cour de Cassation crée une rupture avec la position européenne.
La Cour rappelle d’abord que la garantie d’éviction dont bénéficie le cessionnaire empêche tout cédant d’agir contre le premier si cette action a pour finalité de l’évincer de la chose vendue. Elle nuance toutefois son propos en se ralliant à l’interprétation contestée de la Cour d’appel de Paris et retient que « la garantie au profit de cessionnaire cesse lorsque l’éviction est due à sa faute ».
En d’autres termes, l’action en déchéance du cédant reste ouverte en cas de faute du cessionnaire, lorsqu’il est à l’origine même de sa propre éviction.
La Cour rappelle ensuite que le maintien des droits sur une marque suppose que son usage ne soit pas « de nature à tromper effectivement le public ou à créer un risque grave de tromperie », pour conclure que désormais, l’exception à la garantie d’éviction contre une action en déchéance d’une marque patronymique est constituée quand cette action est fondée sur la « survenance de faits fautifs postérieurs à la cession et imputables au cessionnaire ».
L’appréciation de la déchéance pour usage deceptif renvoyée vers les instances européennes
Au sujet même de la constitution de la déchance, la Cour de Cassation va maintenir le suspense en posant la question préjudicielle suivante à la CJUE :
« Les articles 12, paragraphe 2, sous b), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques et 20, sous b), de la directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent au prononcé de la déchéance d’une marque constituée du nom de famille d’un créateur en raison de son exploitation postérieure à la cession dans des conditions de nature à faire croire de manière effective au public que ce créateur participe toujours à la création des produits marqués alors que tel n’est plus le cas ? »
En d’autres termes, les juridictions doivent-elles rejeter la déchéance d’une marque patronymique cédée si les conditions de son usage postérieur à la vente sont de nature à faire croire que le cédant créateur éponyme participe toujours à la création des produits marqués, alors qu’il en est étranger ?
Toute l’attention est désormais concentrée vers la réponse qu’apporteront les juges européens à la question préjudicielle formulée pendant dans cette affaire. Il y a fort à espérer que la CJUE apporte quelques éclairages necessaires sur les sujets et questions complexes que pose cette saga qui semble interminable.
Mazélie PILLET
Conseil en Propriété Industrielle
1) Cour de cassation, Chambre commerciale financiere et economique, 28 février 2024, n° 22-23.833
2) Cour d’appel de Paris, 12 octobre 2022, N° 20/11628
3) Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 31 janvier 2006, n° 05-10.116, Publié au bulletin
4) CJCE, n° C-259/04, Arrêt de la Cour, Elizabeth Florence Emanuel contre Continental Shelf 128 Ltd, 30 mars 2006
19
mars
2024
Packaging alimentaire et droit d’auteur : le Tribunal n’est pas emballé
Author:
TAoMA
Le 8 février 2024, le Tribunal judiciaire de Paris a rejeté l’action intentée par la société Aphinitea Corporation, sur les fondements de la contrefaçon de droit d’auteur et de la concurrence déloyale, contre la société First FFC en raison de la reproduction d’un modèle d’emballage alimentaire baptisé « Magnolia ».1
Un emballage alimentaire peut constituer une œuvre protégée par le droit d’auteur, sous réserve d’en démontrer l’originalité.
Tout d’abord, le tribunal rappelle à juste titre que la protection conférée par le droit d’auteur peut s’appliquer aux œuvres des arts appliqués à l’industrie, ce qui peut inclure des emballages alimentaires.
Cette reconnaissance de principe n’est pas nouvelle et a notamment été réitérée par la Cour d’appel de Rennes, le 5 décembre 2023. A cette occasion, la cour a confirmé la protection par le droit d’auteur d’un emballage de sel sous forme de pot transparent en prenant en considération l’ensemble des éléments constituant son identité visuelle, et notamment sa charte graphique spécifique composée d’une association de couleurs et d’éléments visuels.2
Dans le cadre de l’affaire « Magnolia », la société demanderesse a listé une série de caractéristiques prouvant, selon elle, l’originalité de l’emballage argué de contrefaçon, tout en se référant à une décision rendue par le même tribunal le 13 août 2021 ayant reconnu cette originalité.
La partie défenderesse a pour sa part exposé l’existence sur le marché de nombreux modèles similaires à l’emballage « Magnolia », lesquels s’inscrivent dans la continuité de l’art de l’origami et plus particulièrement du « tato » japonais (petite enveloppe en papier confectionnée en origami).
Tout en rappelant que l’antériorité n’est pas un critère retenu pour apprécier l’originalité d’une œuvre, le tribunal a toutefois considéré qu’en l’espèce, cette antériorité rendait impossible la démonstration de l’empreinte de la personnalité de l’auteur de l’emballage « Magnolia », lequel est donc dépourvu d’originalité.
En motivant sa décision de la sorte, le tribunal semble faire référence à la notion de « fonds commun de l’art », non protégé par le droit d’auteur, et considérer que l’emballage « Magnolia » n’est qu’une simple illustration de l’art ancestral de l’origami sans originalité propre.
Cette solution aurait pu être différente si l’emballage argué de contrefaçon avait présenté, comme dans l’affaire jugée par la Cour d’appel de Rennes, des éléments graphiques spécifiques en plus de sa seule forme.
Pour rejeter les demandes de la société Aphinitea Corporation fondées sur la concurrence déloyale et le parasitisme économique, le tribunal s’appuie également sur l’existence d’un nombre important d’antériorités semblables appartenant au fonds commun des origamis et permettant d’écarter tout risque de confusion entre les sociétés concurrentes, mais également tout savoir-faire ou effort déterminé de la part de la société Aphinitea Corporation.
Ce jugement nous rappelle également que la reconnaissance, dans une décision antérieure, de l’originalité d’une œuvre ne suffit pas à ce que celle-ci soit automatiquement retenue dans le cadre d’une nouvelle procédure portant sur des faits distincts.
En l’espèce, le Tribunal judiciaire de Paris était d’autant plus légitime à reconsidérer l’originalité de l’emballage « Magnolia » dans la mesure où, dans la procédure de 2021 invoquée par la société Aphinitea Corporation, la partie défenderesse n’avait pas comparu et n’avait donc pas contesté les droits qui lui étaient opposés.
Toutefois, le principe selon lequel chaque juridiction est « tenue de se déterminer d’après les circonstances particulières du procès et non par une motivation générale faisant référence à des causes déjà jugées » constitue une règle générale reconnue par la Cour de cassation et doit donc s’appliquer quelles que soient les circonstances dans lesquelles les décisions antérieures ont été rendues.3
Quels sont les autres modes de protection envisageables pour un emballage alimentaire ?
Cette décision du Tribunal judiciaire de Paris met en lumière la difficulté de démontrer l’originalité d’une œuvre d’art appliqué lorsque celle-ci n’est constituée que d’une forme, en particulier lorsqu’elle emprunte à une pratique artistique ancestrale telle que l’origami.
Aussi, pour assurer la protection de ce type de création, les ayants-droits peuvent opter pour d’autres modes de protection.
Le fondement de la concurrence déloyale et/ou parasitaire est, comme nous avons pu l’observer dans cette décision, lui aussi incertain et nécessite la démonstration d’un risque de confusion et/ou d’un savoir-faire, d’efforts ou d’investissements particuliers qui auraient été indûment accaparés par un concurrent.
De tels critères semblent très difficiles à réunir lorsqu’il peut être opposé à celui qui les invoque l’existence de nombreuses antériorités présentes sur le marché.
L’exploitant peut également être tenté d’opter pour le dépôt d’un modèle, mais il faudra alors veiller à respecter les critères de protection que sont :
– la nécessité que les caractéristiques du modèle ne soient pas imposées exclusivement par la fonction technique du produit ;
– la nouveauté, c’est-à-dire le fait que le modèle n’ait pas été divulgué avant son dépôt ;
– le caractère propre, c’est-à-dire le fait que le modèle provoque chez l’observateur averti une impression visuelle d’ensemble différente de celle produite par tout modèle divulgué antérieurement au dépôt.
C’est ainsi qu’en 2006, la Cour d’appel de Paris a pu confirmer la validité du modèle d’emballage de jambon de la marque Herta, sans pour autant retenir les actes de contrefaçon allégués par la société exploitant cette marque.4
Dans notre cas d’espèce, faute de nouveauté et de caractère propre, l’emballage « Magnolia » ne pourrait faire l’objet d’un dépôt à titre de modèle.
Enfin, le recours à une marque tridimensionnelle pour protéger une œuvre d’art appliqué pourrait être envisagé.
La jurisprudence a tendance à rappeler qu’en matière de distinctivité « les critères d’appréciation du caractère distinctif d’un signe constitué par l’apparence du produit lui-même sont en principe les mêmes que pour toutes les autres formes de marques ».5
Pour autant offices et juridictions imposent des conditions supplémentaires afin d’apprécier le caractère distinctif de ce type de marques.
L’enregistrement d’une marque tridimensionnelle sera tout d’abord refusé si celle-ci est constituée uniquement de « la forme d’un produit présentant une ou plusieurs caractéristiques d’utilisation essentielles et inhérentes à la fonction ou aux fonctions génériques de ce produit ».6
De même, une demande de marque tridimensionnelle sera rejetée si la forme déposée est nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, comme ce fut le cas pour le Rubik’s Cube.7
Voir nos articles à ce sujet ici et ici.
Enfin, si la forme concernée confère au produit qu’elle désigne sa valeur substantielle, c’est-à-dire qu’elle joue un rôle déterminant dans le choix du consommateur d’acquérir ledit produit, alors elle ne pourra être déposée au titre d’une marque tridimensionnelle.8
En l’espèce, on pourrait s’interroger sur la recevabilité du dépôt de l’emballage « Magnolia » sous forme de marque tridimensionnelle, étant entendu que le motif de refus qui pourrait être opposé résiderait probablement dans le fait que sa forme est nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, bien que d’autres formes permettraient d’aboutir au même résultat.
Conclusion
Au regard de la jurisprudence actuelle, la protection d’une simple forme qui, nonobstant une possible recherche esthétique, répond avant tout à une finalité technique semble délicate.
Les droits d’auteurs, des marques et des dessins et modèles nécessitent en effet soit une originalité esthétique marquée soit, à minima, un caractère distinctif permettant au public de percevoir une forme comme une indication d’origine, et non comme la représentation habituelle des produits pour lesquels elle est déposée.
Lorsque la forme est exclusivement ou, à tout le moins, majoritairement dictée par des considérations techniques, le dépôt d’un brevet ou d’un certificat d’invention peut sembler adéquat, mais encore faut-il répondre à une exigence d’innovation technique, ce qui n’est généralement pas le cas lorsqu’une forme constitue la reprise ou la modernisation d’un savoir-faire préexistant.
Quant au parasitisme économique, celui-ci nécessite la démonstration d’efforts, d’une renommée ou d’investissements dont tirerait parti l’entité parasitaire, supposant que l’agent économique concerné devra démontrer plus qu’une simple reprise à son compte d’un savoir-faire existant pour invoquer un tel moyen en défense de ses intérêts.
Une telle réticence des offices et des juridictions à accorder une protection aux formes fonctionnelles, dénuées d’éléments graphiques venant les habiller et ne représentant pas une innovation technique particulière, se comprend aisément au regard du principe de liberté du commerce et de l’industrie, lequel s’oppose à une privatisation des outils de production et de commerce les plus basiques afin de préserver une concurrence la plus libre possible.
Robin Antoniotti
Avocat
(1) Tribunal Judiciaire de Paris, 3e chambre 1re section, 8 février 2024, n° 22/02992
(2) Cour d’appel de Rennes, 1ère Chambre, 5 décembre 2023, n° 21/01537
(3) Cour de cassation, Chambre commerciale, 8 juillet 2014, n°13-16.714
(4) Cour d’appel de Paris, 4e chambre section b, 7 avril 2006
(5) Cour de Justice de l’Union Européenne, 16/06/2015, T-654/13, § 20
(6) Cour de Justice de l’Union Européenne, 18 septembre 2014, aff. C-205/13, Hauck
(7) Tribunal de l’Union Européenne, 24 octobre 2019, T‑601/17
(8) Cour de Justice de l’Union Européenne, 23 avril 2020, C-237/19, Gömböc Kutató
20
février
2024
LE CEPD LANCE UN OUTIL D’AUDIT DE SITES WEB
Le 29 janvier 2024, le Comité Européen de la Protection des Données (ci-après « CEPD ») a annoncé le lancement d’un outil d’audit de conformité de sites web.
Le logiciel a été développé par un groupe d’experts (Support Pool of Experts), sous la supervision du secrétariat du CEPD. L’outil a rencontré un franc succès de la part des auditeurs des Autorités de la Protection des Données, qui ont testé l’outil lors d’un Bootcamp organisé par le Comité en juin dernier.
À qui est destiné l’outil ?
– Aux Autorités de Protection des Données nationales telles que l’INPI, pour faciliter le contrôle de l’application de la règlementation en vigueur ;
– Aux responsables de traitement et sous-traitants qui souhaitent tester la conformité de leurs propres sites ;
Quels sont ses avantages ?
– Simplicité d’utilisation pour les non-techniciens ;
– Évaluation/analyse du site audit (liste des cookies, degré de sécurisation du site, trackers, domaines, etc) ;
– Génération de rapports via l’outil ;
– Disponible en OpenSource et en version compilée pour Windows, Linux et Mac OS ;
– Compatible avec d’autres outils, tels que le collecteur de preuves du site Web du CEPD.
Comment accéder à ce nouvel outil ?
Le logiciel peut être téléchargé gratuitement en cliquant ici (uniquement en anglais).
Une deuxième version de l’outil avec de nouvelles fonctionnalités devrait voir le jour d’ici la fin d’année.
Margaux Maarek
Juriste
Sources : Communiqué du Comité Européen de la Protection des Données du 29 janvier 2024 : https://edpb.europa.eu/news/news/2024/edpb-launches-website-auditing-tool_en
13
février
2024
Le dépôt frauduleux de marques n’est pas le plus sympa des trolls !
Depuis quelques années, le monde des affaires est confronté à des pratiques malhonnêtes de la part de certains acteurs économiques, visant à s’arroger des monopoles sur des signes (trademark troll) ou des inventions (patent troll) sans avoir l’intention de les utiliser pour leur fonction essentielle.
Le Trademark Troll est donc le fait pour une personne ou une entité d’enregistrer une marque dans l’unique but d’empêcher les autres d’utiliser des signes similaires et de les contraindre à monnayer une contrepartie financière. Ce comportement est considéré comme étant malhonnête et peut conduire à l’annulation de la marque.
Le 17 janvier dernier, le Tribunal de l’Union européenne a eu l’occasion de réaffirmer sa position concernant ces stratagèmes1 : les Trolls ne sont pas les bienvenus en Europe !
Comment se construit la stratégie des Trademark Trolls ?
En l’espèce, les juges sont confrontés à Monsieur Auer, « expert en trolling ». Il ressort des faits que Monsieur Auer a fondé de nombreuses sociétés dont l’unique objectif est de développer un portefeuille de marques pour pouvoir les opposer à de potentiels contrefacteurs, et ce dans le but de leur demander une indemnisation ou de conclure des contrats de licence. Cette décision fait suite à des précédents lors desquels Monsieur Auer s’est déjà retrouvé devant les juges européens pour une stratégie de Trademark Trolling s’agissant de la marque « Monsoon »2. Le Tribunal de l’Union européenne avait conclu à la nullité de la marque de Monsieur Auer en raison de sa mauvaise foi au moment du dépôt puisqu’il avait été prouvé qu’il n’avait jamais eu l’intention de l’utiliser à titre de marque.
Qu’à cela ne tienne, cela ne l’a pas empêché de recommencer avec une autre de ses sociétés, la société Copernicus EOOD. Cette dernière a déposé en 2010 une demande d’enregistrement d’une marque de l’Union européenne portant sur le signe « ATHLET » en classe 3, 9 et 12 visant notamment les véhicules. Cette demande est le résultat d’une stratégie bien menée pour acquérir une priorité. En effet, M. Auer, ou par le biais d’une société liée à lui, avait, depuis 2007, déposé tous les 6 mois, des demandes successives d’enregistrement de marques nationales autrichiennes, dans le but de prolonger de manière artificielle la période de priorité durant laquelle il est possible de revendiquer la priorité sur une marque de l’UE. Le Tribunal de l’Union européenne rappelle d’ailleurs à cet égard, qu’une « telle stratégie […] n’est pas sans rappeler la figure de l’abus de droit ».
Courant 2011, la société Heuver Banden Groothandel BV (ci-après « Heuver Banden »), qui n’est pas liée à Monsieur Auer, demande l’enregistrement d’une marque internationale portant sur le signe « ATHLETE » pour des jantes de voitures en classe 12, au titre d’une priorité fondée sur une marque Benelux.
C’est donc à ce moment-là que le troll fait son entrée.
Après plusieurs transferts successifs de la marque entre différentes sociétés de Monsieur Auer, la licenciée exclusive de l’époque a enjoint Heuver Banden de fournir des informations sur l’utilisation de la marque ATHLETE et de présenter une déclaration d’abstention d’utilisation de cette-ci avec reconnaissance d’une obligation d’indemnisation. Afin de noyer encore plus le poisson, la marque antérieure ATHLET est finalement transférée à une autre société de Monsieur Auer, la société Athlet Ltd.
Face à tout ce stratagème, la société Heuver ne se laisse pas faire et intente une action en nullité de la marque « ATHLET » auprès de la division d’annulation de l’EUIPO, à l’encontre de la société Athlet Ltd, fondée sur la mauvaise foi du déposant au moment du dépôt, cause de nullité absolue en droit des marques.
Le Trademark Trolling est l’illustration parfaite de la mauvaise foi en matière de marques.
Le tribunal de l’Union européenne devait donc se prononcer sur les critères d’appréciation de la mauvaise foi du déposant dans le cadre de la réglementation européenne. Rappelons en premier lieu, que l’article 59 RMUE prévoit qu’une marque de l’UE peut être déclarée nulle lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors de son dépôt. Or, il n’existe aucune définition de la mauvaise foi dans les textes européens. C’est donc au titre d’une analyse factuelle que la jurisprudence du Tribunal s’est construite.
Dans la présente affaire, les juges rappellent que dans le langage courant, la notion de mauvaise foi suppose la présence d’un état d’esprit ou d’une intention malhonnête. Dans le contexte du droit des marques, à savoir la vie des affaires, cette intention malhonnête peut se traduire par la volonté du déposant de porter atteinte aux intérêts de tiers et/ou d’obtenir un droit exclusif à des fins autres que celle de permettre au consommateur de distinguer ses produits ou services d’une autre entreprise. Partant, l’enchaînement successif de demandes d’enregistrement de marques nationales pour le même signe, constitue une stratégie malhonnête visant à obtenir une position de blocage en tentant d’obtenir un monopole d’utilisation du signe concerné.
En outre, il est rappelé que la mauvaise foi suppose de prouver que le déposant n’avait pas, au moment du dépôt, la réelle intention d’utiliser le signe comme marque. Pour déterminer cette intention, il convient de prendre en considération tous les facteurs pertinents du cas d’espèce.
Ainsi, l’analyse factuelle de la situation a permis de démontrer l’absence d’activité économique réelle avec les tiers s’agissant de la marque déposée, à savoir avec des sociétés qui n’étaient pas liées à M. Auer. En effet, la seule activité économique exercée par le déposant, consistait à transférer la propriété de la marque entre des sociétés « dormantes » toutes liées à Monsieur Auer.
Par conséquent, le tribunal de l’Union européenne a conclu que, par le biais de toutes ses sociétés, Monsieur Auer n’a jamais eu l’intention de participer de manière loyale au jeu de la concurrence. Au contraire, il a développé une stratégie malhonnête visant à obtenir un monopole sur un signe qu’il n’a jamais eu l’intention d’utiliser à titre de marque, puisqu’il n’était motivé que par la volonté de demander une indemnisation aux acteurs économiques qui auraient voulu utiliser le signe déposé.
Bien essayé… mais les juges ont vu arriver le Troll de loin avec ses gros sabots !
Juliette Descamps
Stagiaire élève-avocat
Mélissa Cassanet
Conseil en Propriété Industrielle Associée
1) TUE, 17 janvier 2024, aff. T-650/22, Athlet Ltd c/ EUIPO
2) TUE, 7 sept. 2022, aff. T-627/21, Segimerus Ltd c/ EUIPO
30
janvier
2024
Prouver ses allégations devant une juridiction par un enregistrement clandestin ? Oui, mais.
Author:
TAoMA
C’est une décision qui a défrayé la chronique : l’Assemblée plénière de la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence et admet dans un arrêt du 22 décembre 20231, qu’un enregistrement obtenu à l’insu de la personne enregistrée peut constituer une preuve recevable devant la juridiction prud’homale.
Si certains commentaires ont pu laisser penser que cette décision consacrait la recevabilité des enregistrements clandestins, en réalité, ce n’est que sous certaines conditions.
L’employeur enregistre le salarié à son insu et n’a aucune autre preuve de la faute du salarié
Un salarié licencié pour faute grave conteste la mesure devant le Conseil de prud’hommes puis la Cour d’appel d’Orléans. L’employeur produit aux débats des enregistrements de deux entretiens au cours desquels le salarié tient des propos justifiant son licenciement, afin d’établir sa faute. Cependant, ces enregistrements avaient été réalisés à l’insu du salarié.
L’employeur ne peut pas prouver autrement la faute que par ces enregistrements.
Classiquement, la Cour d’appel d’Orléans considère que les enregistrements clandestins, sont irrecevables2. Elle en conclut que la faute n’est pas prouvée et que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse.
L’employeur forme alors un pourvoi en cassation et soulève la question de savoir si est recevable une preuve obtenue par l’enregistrement à l’insu du salarié de plusieurs entretiens entre ce dernier et son employeur.
La Cour de cassation décide que même en présence d’enregistrements clandestins la cour d’appel aurait dû procéder au contrôle de proportionnalité, et que pour cette raison elle a violé l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 9 du Code de procédure civile qu’en déclarant irrecevables ces pièces au motif qu’elles constituent des transcriptions d’enregistrements clandestins d’entretiens de sorte qu’elles ont été obtenues par un procédé déloyal,.
La Cour de cassation favorise ici le droit à la preuve, ouvre la voie à déclarer recevable une preuve illicite, mais pose la condition que cette preuve soit indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévaut et que l’atteinte portée aux droits antinomiques en présence soit strictement proportionnée au but poursuivi3.
Le salarié enregistre l’employeur à son insu mais a d’autres moyens de preuve
Dans un arrêt du 17 janvier 20244 la Cour de cassation nuance sa position.
Un salarié saisit la juridiction prud’homale pour demander la résiliation de son contrat de travail, en invoquant un harcèlement moral son employeur. Pour le démontrer, il produit la retranscription de son entretien avec des membres du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (« CHSCT »), chargés de l’enquête, qu’il avait enregistrés à leur insu.
La Cour de cassation écarte cet élément de preuve en relevant que :
• le constat d’absence de harcèlement moral établi par le CHSCT avait été fait en présence de l’inspecteur du travail et du médecin du travail, lesquels avaient été associés à l’enquête menée par le CHSCT ;
• les autres éléments de preuve produits par le salarié laissaient supposer l’existence d’un harcèlement moral.
Elle en conclut que la production de la retranscription de l’entretien n’était pas indispensable au soutien des demandes du salarié, l’enregistrement est donc écarté.
La Cour de cassation a ouvert la voie à la recevabilité de la preuve par enregistrement clandestin mais pose certaines conditions. Cet assouplissement considérable va sans doute conduire à une multiplication de cette pratique contraire au principe de loyauté de la preuve.
Les prochaines décisions préciseront sans doute davantage comment arbitrer entre le principe de loyauté de la preuve et le droit à la preuve.
Emeline JET
Juriste
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1) Cour de cassation, assemblée plénière, 22 décembre 2023 n°20-20.648
2) CA Orléans, ch. soc., 28 juill. 2020, n° 18/00226
3) Com., 15 mai 2007, pourvoi n°06-10.606
4) Cass. Soc. 17 janvier 2024, n°22-17.474
25
janvier
2024
Athlètes et sponsors : application du régime juridique du mannequinat
Author:
TAoMA
Durant plusieurs années, un litige a opposé la filiale française de l’équipementier sportif UHLSPORT à l’URSSAF.
Comme bon nombre de ses concurrents, UHLSPORT, spécialisé notamment dans la fabrication d’articles de football, a recours à des contrats de parrainage ou de « sponsoring » conclus avec des athlètes afin de promouvoir ses articles.
Aux termes de ces contrats, les athlètes sont rémunérés en contrepartie de l’utilisation des équipements d’UHLSPORT lors des rencontres sportives et du respect d’un certain nombre d’obligations.
A la suite d’un contrôle, l’URSSAF a souhaité réintégrer dans l’assiette des cotisations dues par UHLSPORT le montant des sommes versées aux athlètes sponsorisés, considérant que ces rémunérations correspondaient à des salaires.
Plus précisément, l’URSSAF a estimé que la promotion des produits d’UHLSPORT par l’intermédiaire des contrats de parrainage devait s’interpréter, pour les sportifs concernés, comme une activité de mannequin soumise à la présomption de salariat de l’article L. 7123-3 du code du travail.
En effet, l’article L. 7123-2 du code du travail adopte une définition large du mannequinat :
« Est considérée comme exerçant une activité de mannequin, même si cette activité n’est exercée qu’à titre occasionnel, toute personne qui est chargée :
1° Soit de présenter au public, directement ou indirectement par reproduction de son image sur tout support visuel ou audiovisuel, un produit, un service ou un message publicitaire ;
2° Soit de poser comme modèle, avec ou sans utilisation ultérieure de son image. »
Sauf à démontrer l’absence de lien de subordination, l’athlète parrainé est présumé exercer une activité de mannequin.
UHLSPORT a contesté cette interprétation de l’URSSAF et a porté l’affaire devant le Tribunal de la sécurité sociale des Bouches du Rhône qui a statué en faveur de l’équipementier1.
Le 13 septembre 2019, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a confirmé la décision du Tribunal en reprochant à l’URSSAF de retenir la présomption de salariat sans démontrer l’existence d’un lien de subordination1.
Par un arrêt remarqué, la Cour de cassation a cassé et annulé cet arrêt, considérant que la Cour d’appel avait inversé la charge de la preuve2.
Selon la Cour, la présomption de salariat faisait peser sur l’équipementier la charge de la preuve contraire et, pour ce faire, il appartenait à ce dernier de démontrer l’absence de lien de subordination.
Le 23 mai dernier, la Cour d’appel a, sur renvoi, abondé dans le sens de la Cour de cassation3.
En substance, elle a tout d’abord exposé que, contrairement aux arguments développés par UHLSPORT, rien n’interdisait aux athlètes concernés, déjà liés par des contrats de travail avec leurs clubs, d’exercer une autre activité salariée auprès de l’équipementier.
Par ailleurs, la Cour d’appel a jugé que compte-tenu des obligations pesant sur les athlètes sponsorisés et des sanctions prévues en cas de non-respect (rupture contractuelle, suppression du droit aux indemnités), UHLSPORT ne démontrait pas l’absence de lien de subordination.
En conséquence, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a validé l’interprétation de l’URSSAF en jugeant que les athlètes sponsorisés par UHLSPORT devaient être considérés comme des mannequins salariés de cette dernière, dont la rémunération est soumise à cotisation.
Cette décision n’est pas isolée et peut être rapprochée de l’arrêt de la Cour de cassation du 23 juin 2022, adoptant une solution équivalente à l’égard de l’équipementier sportif « Speedo »4.
A la lecture de ces décisions, il semble que la très grande majorité des partenariats établis entre athlètes et équipementiers, lorsque chacun est domicilié et exerce en France, devrait être interprétée comme une relation de salariat.
Le code du travail va même plus loin, puisqu’il dispose en son article L.7123-4 que la présomption de salariat « n’est pas non plus détruite par la preuve que le mannequin conserve une entière liberté d’action pour l’exécution de son travail de présentation ».
Dès lors, la démonstration par un équipementier de l’absence de tout lien de subordination avec l’athlète sponsorisé parait extrêmement délicate, voire impossible, dès lors que même la liberté totale de l’athlète ne semble pas suffisante.
A la lecture des dernières décisions, nous pourrions avancer l’hypothèse selon laquelle l’absence de lien de subordination pourrait être démontrée lorsqu’en plus d’être libre dans son travail de présentation, le mannequin n’est soumis à aucune autre contrainte, notamment relative à sa propre réputation et au respect de l’image de marque de l’annonceur, ni à aucune sanction en cas de mauvaise exécution de ses prestations.
Toutefois, une telle interprétation devra être confirmée ou infirmée par la jurisprudence.
Le statut de mannequin entraine l’application du droit du travail.
Au-delà de ses conséquences en matière de cotisations et contributions sociales, ce régime juridique entraine l’application du code du travail, incluant les dispositions spéciales relatives au mannequinat.
Parmi les contraintes découlant de ce régime, on peut notamment évoquer l’obligation de recourir à un contrat écrit contenant certaines mentions obligatoires, le risque de requalification de la relation de travail en CDI en cas d’irrégularités contractuelles (absence de contrat, recours à des CDD en dehors des circonstances prévues par la loi) et ses conséquences en cas de rupture sans cause réelle et sérieuse.
En outre, le régime du mannequinat prévoit ses propres spécificités, incluant le monopole des agences de mannequins, activité règlementée nécessitant une licence, pour le placement de ces derniers auprès des « utilisateurs » souhaitant promouvoir leurs produits ou leurs services.
En raison de ce monopole, les mannequins établis en France ne peuvent exercer leur activité que par l’intermédiaire d’agences titulaires de la licence ou directement auprès des utilisateurs, et toujours dans le cadre d’un contrat de travail. Aucun mannequin français ne peut, à l’heure actuelle, exercer son activité en tant que professionnel indépendant.
Ainsi, le parrainage entre un équipementier sportif et un athlète ne saurait être abordé comme un simple partenariat commercial souple et aisément résiliable, mais doit au contraire être envisagé comme une relation contractuelle engageante ayant vocation à s’établir sur le long terme.
Robin Antoniotti
Avocat à la Cour
(1) CA Aix-en-Provence, 13 septembre 2019, n° 18/14352
(2) Cass. 2e civ., 12 mai 2021, n° 19-24.610
(3) CA Aix-en-Provence, 23 mai 2023, n° 21/14908
(4) Cass. 2e civ., 23 juin 2022, n° 21-10.416
25
janvier
2024
Dopage et RGPD : L’avocate générale de la CJUE arbitre en faveur de la divulgation des données à caractère personnel des sportifs
L’avocate générale de la CJUE a estimé qu’une autorité nationale antidopage peut légitimement publier sur Internet les données personnelles d’un athlète professionnel sans contrevenir au RGPD.
L’affaire concerne une coureuse de demi-fond autrichienne reconnue coupable de violations des règles antidopage en Autriche.
La Commission autrichienne de lutte contre le dopage a sanctionné la sportive en annulant tous ses résultats pendant la période incriminée, en révoquant ses droits de participation et primes potentiels, et en la suspendant de toute compétition sportive pendant quatre ans.
L’Agence indépendante de lutte contre le dopage autrichienne a ensuite publié les détails de cette sanction sur son site internet accessible au public, incluant le nom de la sportive, les violations des règles antidopage et la durée de sa suspension.
Lorsque la sportive a contesté cette publication devant la commission d’arbitrage, la question de la compatibilité de cette divulgation avec le respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD) a été soulevée.
La commission d’arbitrage a donc saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle à ce sujet.
Dans ses conclusions, l’avocate générale considère que le RGPD ne s’applique pas, dans la mesure où les règles antidopage relèvent plus de la sphère sociale et éducative du sport que de ses aspects économiques. A l’heure actuelle, il n’existe pas de dispositions européennes spécifiques concernant les politiques antidopage mises en place par les États membres. Ainsi, en l’absence de tout lien, même indirect, entre les politiques de lutte contre le dopage et le droit de l’Union, le RGPD n’est pas applicable à ces activités de traitement de données.
Si, toutefois, le RGPD était considéré comme applicable, l’avocate générale considère que la divulgation publique des sanctions est justifiée par l’objectif de prévention et d’information des acteurs concernés. En outre, elle estime que la publication en ligne constituait le seul moyen efficace pour répondre à l’obligation de divulgation généralisée imposée par la loi autrichienne.
Cette situation met en lumière les dilemmes inhérents à la recherche d’un juste équilibre entre la rigueur propre aux règlementations antidopage et le respect des dispositions relatives aux données à caractère personnel.
La Cour de justice de l’Union européenne doit désormais se prononcer et déterminer comment équilibrer ces enjeux.
Delphine Monfront
Avocate à la Cour
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