14
octobre
2024
Urgence face à l’émergence des Deepfakes
Author:
TAoMA
Dans un rapport publié le 9 juillet 2024, le Copyright Office des États-Unis préconise l’adoption d’une nouvelle loi fédérale pour encadrer l’utilisation des répliques numériques (Deepfakes) générées par l’intelligence artificielle (IA)1.
Cette recommandation intervient dans un contexte où la technologie permet de recréer des voix ou des images humaines de manière incroyablement réaliste, soulevant de nombreuses inquiétudes.
UNE RÉPONSE NÉCESSAIRE FACE AUX PROGRÈS DE L’IA
Bien que les Deepfakes ne soient pas nouveaux, les récentes avancées en intelligence artificielle ont facilité leur diffusion à grande échelle. L’exemple emblématique cité est celui de la chanson « Heart on My Sleeve », qui imitait parfaitement les voix de Drake et The Weeknd sans leur autorisation, et qui a cumulé des millions d’écoutes avant d’être retirée des plateformes.
À l’origine de vidéos innocentes comme celles de célébrités « chantant » ou « jouant » dans des contextes fictifs, ces outils ne se limitent pas à des usages innocents. Ils sont de plus en plus détournés à des fins nuisibles, ce qui met en lumière les lacunes actuelles de notre cadre juridique. Des voix ou des images de personnalités publiques sont imitées pour influencer les électeurs, promouvoir des produits sans consentement, ou encore créer des vidéos pornographiques.
Devant la montée en puissance de ces dérives, le Copyright Office considère que les lois existantes ne sont plus en mesure d’offrir une protection suffisante contre l’utilisation non autorisée de l’image ou de la voix de toute personne, qu’il s’agisse de personnalités publiques comme des artistes, politiciens ou de particuliers. L’agence recommande donc l’adoption d’une nouvelle loi fédérale spécifiquement dédiée à cette problématique.
UN CADRE JURIDIQUE INADEQUAT FACE AUX REPLIQUES NUMERIQUES
Le rapport souligne que le cadre juridique actuel aux États-Unis est insuffisant pour répondre à la menace que représentent ces répliques numériques non autorisées. Malgré l’existence de lois sur les droits à la vie privée et à la publicité, l’absence d’une législation fédérale spécifique rend difficile l’application de sanctions contre les créateurs de Deepfakes. Seuls quelques États ont pris des mesures, tandis que les victimes de Deepfakes se retrouvent souvent sans recours.
Face à ces défis croissants, les législateurs se mobilisent. Le Congrès a ainsi commencé à examiner plusieurs projets de loi, dont le NO AI FRAUD Act et le NO FAKES Act, qui visent à combler ces lacunes. Ces propositions prévoient une protection juridique contre l’utilisation non autorisée de répliques numériques réalistes, y compris des voix ou des images générées par IA, avec des sanctions sévères pour les contrevenants.
Les Deepfakes représentent un équilibre délicat entre innovation technologique et protection des droits individuels. Si ces répliques peuvent avoir des fins créatives, comme ressusciter des artistes décédés ou permettre à des personnes handicapées de retrouver leur voix, elles sont également utilisées à des fins malveillantes. L’impact sur les artistes, les créateurs, et plus largement sur le public, est considérable.
Au-delà des impacts individuels, l’usage malveillant des Deepfakes menace également des institutions fondamentales. La création de contenu trompeur compromet la confiance du public dans les médias et les processus démocratiques. Par exemple, des voix clonées de politiciens ont été utilisées dans des tentatives de manipulation électorale. Les conséquences de telles actions sur la démocratie et la liberté d’expression sont graves, et les experts craignent que la technologie des Deepfakes ne rende bientôt impossible la distinction entre le vrai et le faux.
Le rapport analyse en détail les limites des cadres juridiques actuels face à cette nouvelle problématique. Au niveau des États, les droits à la vie privée et à l’image offrent une protection variable et fragmentée. Au niveau fédéral, ni le droit d’auteur, ni les lois sur la concurrence déloyale ou les communications ne sont pleinement adaptés.
Conscient de l’ampleur du phénomène, le Copyright Office appelle à une réponse rapide à l’échelle fédérale pour mieux encadrer ces répliques numériques. Sans un recours solide à l’échelle nationale, leur diffusion non autorisée menace de causer des préjudices importants, non seulement dans les domaines du divertissement et de la politique, mais aussi pour les simples particuliers.
VERS UNE MEILLEURE PROTECTION DES INDIVIDUS A L’ERE DU NUMERIQUE
Cette recommandation s’inscrit dans une réflexion plus large sur la régulation de l’IA aux États-Unis. Si elle aboutissait, cette nouvelle loi fédérale marquerait un tournant décisif dans la protection des individus face aux risques croissants liés aux Deepfakes et à l’IA. Elle garantirait une protection homogène à l’échelle nationale tout en laissant aux États la possibilité de renforcer ces mesures par des protections locales adaptées.
Le rapport du Copyright Office devrait alimenter les débats au Congrès, où plusieurs propositions législatives, telles que le NO AI FRAUD Act et le NO FAKES Act, sont déjà à l’étude. La question centrale reste de savoir comment le législateur américain parviendra à concilier la nécessité de protéger les individus et la vie privée, avec les impératifs d’innovation technologique et de liberté d’expression.
Alors que les États-Unis tâtonnent encore pour adapter leur législation face à ces nouvelles menaces, l’Union européenne a pris une longueur d’avance en adoptant le Règlement (UE) 2024/16892, qui impose des règles harmonisées pour encadrer les systèmes d’intelligence artificielle. Ce texte vise à assurer la sécurité des citoyens tout en protégeant leurs droits fondamentaux, sans pour autant freiner l’innovation.
Contrairement aux approches fragmentées des États-Unis, qui s’appuient sur des initiatives législatives spécifiques, l’UE a opté pour un cadre global. Ce règlement impose des exigences strictes en matière de transparence, de gestion des risques, et de surveillance des systèmes IA à haut risque, comme les technologies de Deepfakes. L’objectif est clair : protéger les citoyens tout en maintenant un équilibre entre la créativité technologique et la liberté d’expression.
En conclusion, l’émergence des Deepfakes présente des défis inédits pour la protection des droits individuels à l’ère numérique. Si la technologie ouvre des horizons créatifs fascinants, elle comporte également des dangers considérables pour la vie privée, la sécurité, voire les institutions. Les initiatives législatives proposées par le Copyright Office aux États-Unis et le cadre réglementaire européen sur l’intelligence artificielle sont des réponses cruciales à ces enjeux. À mesure que l’IA continue de se développer, il devient impératif de trouver un juste équilibre entre l’innovation et la protection des droits fondamentaux.
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Elsa OLCER
Juriste Stagiaire
Jean-Charles NICOLLET
Conseil en Propriété Industrielle Associé
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1) https://www.copyright.gov/ai/Copyright-and-Artificial-Intelligence-Part-1-Digital-Replicas-Report.pdf
01
juillet
2024
Louis Vuitton remporte la victoire contre « Pooey Puitton » : Quand la parodie tourne mal !
Author:
TAoMA
Le 25 avril 20241, le Tribunal judiciaire de Paris a rendu une décision significative dans l’affaire opposant Louis Vuitton Malletier (LV) à MGA Entertainment et plusieurs autres sociétés concernant des faits de contrefaçon de marques et de parasitisme.
Louis Vuitton, célèbre pour ses produits de maroquinerie de luxe et ses accessoires, a découvert que des sacs commercialisés sous le nom de « Pooey Puitton » reproduisaient de manière illicite plusieurs éléments distinctifs de ses propres produits. Ces éléments incluaient notamment les motifs multicolores, les anses, les enchapes hexagonales, et les anneaux dorés, caractéristiques emblématiques de la marque Louis Vuitton. Ayant acquis ces produits dans un magasin Toys « R » Us et constaté leur vente sur divers sites marchands, LV a mené plusieurs saisies-contrefaçons et engagé une action en justice pour faire cesser ces agissements et obtenir réparation des préjudices subis.
La société LV a soutenu que les sacs « Pooey Puitton » reproduisaient des éléments distinctifs de ses produits protégés par des marques enregistrées. Elle a invoqué l’article 9 du Règlement (UE) 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne, et l’article L. 717-1 du code de la propriété intellectuelle, affirmant que l’usage des signes litigieux sans son consentement tirait indûment profit de la renommée de ses marques et leur portait préjudice.
Que soutiennent les sociétés mises en cause ?
Les sociétés mises en cause ont contesté les accusations, soulignant les différences entre les produits litigieux et ceux de Louis Vuitton.
Elles ont argué :
– que les produits « Pooey Puitton » font partie d’une gamme appelée « Poopsie » destinée aux enfants, très éloignée des produits de luxe de Louis Vuitton ;
– que les différences visuelles, phonétiques et conceptuelles sont trop importantes pour créer un lien dans l’esprit du public de nature à constituer une atteinte à une marque renommée ;
– que la comparaison des signes et produits concernés ne révèle aucune similarité ;
– que les produits sont différents car ils n’ont pas la même nature, fonction et destination, la société LV ne fabriquant ni ne commercialisant aucun jeu ou jouet pour enfants ;
– que les modes de distribution sont différents,
– de même que les prix,
– que le public ciblé est l’enfant prescripteur d’achat.
Les défenderesses ont également soutenu que le produit « Pooey Puitton » relevait de la parodie, visant à faire un clin d’œil humoristique et non à imiter ou à tirer profit de la marque Louis Vuitton. Elles ont argué que la parodie est une forme d’expression reconnue, souvent utilisée pour se moquer de manière inoffensive, et non pour porter atteinte à la renommée ou au caractère distinctif d’une marque.
En complément, les défenderesses ont invoqué la liberté d’expression, affirmant qu’elles avaient le droit de créer et commercialiser des produits humoristiques. Elles ont soutenu que leur intention n’était pas de tromper les consommateurs ni de tirer indûment profit de la renommée de Louis Vuitton, mais simplement de jouer sur les mots et les images de manière créative.
Les arguments n’ont pas convaincu le Tribunal judiciaire de Paris
Après avoir aisément retenu la renommée des marques de Louis Vuitton, le Tribunal se penche sur l’évaluation de l’atteinte à leur renommée en évaluant (i) le préjudice porté au caractère distinctif de la marque, (ii) le préjudice porté à la renommée de la marque, et (iii) le profit indûment tiré de celle-ci.
Il en conclut que l’utilisation des signes contestés affaiblit le pouvoir distinctif des marques Louis Vuitton et nuit à leur renommée. Il souligne que les signes sont suffisamment similaires pour que le public concerné par le jouet « Pooey Puitton », incluant certains clients de la société Louis Vuitton, établisse un lien, même s’il existe une différence entre les produits en cause. Les marques de la demanderesse bénéficient d’une renommée exceptionnelle et d’un caractère distinctif très fort, ce qui rend probable ce rapprochement, même sans confusion directe.
Le Tribunal judiciaire de Paris a également évalué la perception du public pertinent, incluant à la fois les consommateurs de produits de luxe de Louis Vuitton et les acheteurs de jouets. Il a jugé que même si les acheteurs de jouets étaient principalement des enfants, les parents, en tant qu’acheteurs finaux, seraient sensibles à la similitude entre les signes et pourraient être influencés négativement par l’association des marques. Le tribunal a ainsi reconnu que l’atteinte à la renommée et au caractère distinctif de la marque Louis Vuitton s’appréciait par rapport à ses clients et non uniquement par rapport aux acheteurs des produits litigieux.
Ainsi, le Tribunal conclut que les produits « Pooey Puitton » tirent indûment profit de la renommée des marques Louis Vuitton car « il s’agit bien pour les défenderesses de tenter de se placer dans le sillage de la marque renommée afin de bénéficier, auprès du consommateur moyen des produits Pooey Puitton, normalement informé et raisonnablement attentif, c’est-à-dire principalement un adulte qui achète des jouets, du pouvoir d’attraction, de la réputation et du prestige des marques Louis Vuitton et d’exploiter sans compensation financière, dans le but purement commercial de faciliter leurs ventes, l’effort commercial déployé par la société LV pour créer et entretenir l’image de celle-ci » . Le fait d’associer un produit de luxe à une parodie scatologique a été jugé préjudiciable à l’image de raffinement et d’exclusivité de Louis Vuitton.
L’exception de parodie ne fonctionne pas non plus
Bien qu’il ait reconnu l’importance de la liberté d’expression et le droit à la parodie, le Tribunal a jugé que ces principes ne pouvaient justifier une atteinte aux droits de propriété intellectuelle de LV.
En particulier, le Tribunal judiciaire de Paris a estimé que l’usage des signes contestés par les défenderesses n’était pas justifié par un motif légitime. Bien que la parodie puisse être protégée, elle ne doit pas porter atteinte au caractère distinctif ou à la renommée d’une marque établie.
Enfin, il affirme que la liberté d’expression doit être équilibrée avec les droits de propriété intellectuelle. Cependant, dans ce cas, les droits de LV en tant que titulaire de marques renommées prévalent sur le droit des défenderesses à l’expression humoristique parodique.
En conclusion, le Tribunal a retenu que les marques de LV jouissaient d’une renommée exceptionnelle et que les défenderesses avaient indûment tiré profit de cette renommée à travers la contrefaçon et le parasitisme.
Ce jugement réaffirme ainsi l’aura incontestée et l’influence prééminente des marques Louis Vuitton sur le marché mondial !
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Gaelle Loinger
Conseil en Propriété Industrielle Associée
Emeline Jet
Avocate à la Cour
(1) Tribunal Judiciaire de Paris, 3e ch., 1re sect., 25 avril 2024, n°19/01735
29
août
2023
Anonymisation et liberté de la presse : Le droit à l’oubli numérique devant la Grande Chambre de la CEDH
Author:
TAoMA
En 1994, le quotidien belge Le Soir a publié un article relatant plusieurs accidents de voitures mortels survenus récemment, dont l’un causé par une personne sous l’emprise de l’alcool. Son nom complet figurait dans l’article. En 2008, cet article a été archivé numériquement sur le site internet du quotidien.
Condamné à une peine de prison avec sursis suite à cet accident puis ayant bénéficié d’une décision de réhabilitation, l’auteur de l’accident a demandé le retrait de l’article accessible en ligne au journal, car ses (potentiels) patients pouvaient y accéder en cherchant son nom sur les moteurs de recherche. Le quotidien a refusé cette suppression.
Face à ce refus, le demandeur a assigné l’éditeur du journal en justice au motif que cette information librement accessible présentait un risque pour la constitution et la conservation de sa patientèle. Le journal a été condamné civilement par les juridictions belges à anonymiser, au nom du droit à l’oubli et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, l’article archivé.
Droit à l’oubli contre liberté d’expression et liberté de la presse
Contestant sa condamnation, l’éditeur du journal a alors saisi la Cour européenne des droits de l’Homme, en invoquant l’article 10 de la Convention qui protège la liberté d’expression et la liberté de la presse. Le requérant estimait que cette condamnation constituait “une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique”.
La Cour s’est prononcée le 04 juillet 20231 et constate que s’il y a bien une ingérence dans l’exercice des droits invoqués et protégés par l’article 10, les juridictions nationales ont procédé à une mise en balance des intérêts en présence. Ce faisant cette ingérence a été réduite au minimum en se résumant à une anonymisation de l’article “et peut passer pour nécessaire dans une société démocratique et proportionnée”.
La condamnation à anonymiser l’article ancien, dénué d’actualité, d’élément historique ou scientifique, et ne concernant pas une personne ayant une certaine notoriété, est ainsi la mesure la plus appropriée selon la Grande Chambre de la Cour. Elle vient préciser que cette notoriété doit s’apprécier au regard des circonstances de l’espèce en se plaçant à la date de la demande de droit à l’oubli. En l’espèce, le demandeur n’était aucunement connu, sa profession (médecin) était sans conséquence sur une possible notoriété, et l’affaire le concernant n’avait eu aucune résonance à l’époque des faits. Il s’était également écoulé plus de 20 ans entre la parution de l’article et la demande de retrait.
Le numérique a apporté la permanence de l’information accessible sur Internet
Au regard du temps écoulé, laisser l’article en accès libre avec le nom complet de l’auteur de l’accident contribuait à “créer un casier judiciaire virtuel”. Il y avait donc un risque de préjudice pour l’auteur de l’accident. Il suffisait de saisir son nom sur le moteur de recherche du site internet du journal pour que l’article apparaisse en première page (bien qu’en sixième position), en plus d’être référencé en tant que premier résultat sur Google. Par ailleurs, l’article archivé pouvait être consulté gratuitement.
Les acteurs de la presse doivent donc trouver un équilibre entre la création d’archives numériques, qui jouent un rôle dans la pérennisation de l’information, et le droit à l’oubli numérique qui, n’étant pas un droit autonome, se rattache à l’article 8 de la Convention et plus particulièrement au droit au respect de la réputation, et qui “ne peut concerner que certaines situations ou informations” selon la Cour. Ce peut être le cas des données sensibles (données de santé, orientation sexuelle…), pénales (tel qu’un casier judiciaire) ou relevant de la vie privée, si leur conservation n’apparait plus pertinente au regard du temps écoulé. Et ce en « l’absence d’actualité ou d’intérêt historique ou scientifique » de l’article de presse, ainsi qu’en l’absence de notoriété de la personne concernée.
Cette mise en balance des intérêts doit en outre inclure la question de l’accessibilité des archives, selon qu’elles soient mises en accès libre et gratuit ou restreintes sous la forme d’une consultation par abonnement. Et cela même si la consultation d’archives implique en principe une démarche positive de l’utilisateur souhaitant en prendre connaissance.
La Cour européenne des droits de l’Homme opère donc la mise en balance entre le droit à l’oubli numérique, qui relève du droit au respect de la vie privée et est à ce titre protégé par l’article 8 de la CEDH, et la préservation de l’intégrité des archives numériques de presse en vertu de la protection de la liberté d’expression.
Arthur Burger
Stagiaire juriste
Malaurie Pantalacci
Conseil en Propriété Industrielle associée
(1) https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-225546
14
avril
2020
Une nouvelle chance pour la marque de l’Union européenne « FACK JU GÖHTE »
Author:
teamtaomanews
Le signe verbal « FACK JU GÖHTE » peut être enregistré à titre de marque de l’Union Européenne selon l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 27 février 2020. Par cet arrêt, la CJUE annule ainsi la décision de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO), confirmée par le Tribunal, selon laquelle cette demande de marque était contraire à l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 [1], soit contraire aux bonnes mœurs.
Comme évoqué dans le cadre de notre précédente news concernant les conclusions de l’Avocat général Bobek (lire notre TAoMA News du 18 juillet 2019), la société Constantin Film Produktion GmbH a déposé en 2015 une demande d’enregistrement de la marque verbale « FACK JU GÖHTE » auprès de l’EUIPO. Si ce signe est destiné à désigner divers produits et services de la vie quotidienne, il s’agit également du titre d’une comédie allemande ayant eu un succès retentissant dans les pays germanophones et connu plusieurs suites.
L’EUIPO, approuvé par le TUE, refusa l’enregistrement de ce signe verbal au motif que les premiers termes « FACK JU » étaient phonétiquement identiques à l’insulte anglaise « FUCK YOU » et que le signe pris dans son ensemble constituait donc une expression de mauvais goût, offensante et vulgaire par laquelle l’écrivain Johann Wolfgang Goethe était insulté à titre posthume [2] et ce, nonobstant les arguments du déposant quant au contexte entourant la sortie du film portant le même nom.
Constantin Film Porduktion GmbH saisit alors la CJUE d’un pourvoi dirigé contre cette dernière décision en alléguant, notamment, des erreurs dans l’interprétation et l’application de l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009, qui exclut de l’enregistrement les marques « contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».
Suivant le raisonnement de l’Avocat Général Bobek, la Cour annule par son arrêt du 27 février 2020 la décision du Tribunal et de l’EUIPO.
Selon la Cour, l’EUIPO et le TUE ont méconnu les standards que commande l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 et au regard desquels il est nécessaire de mettre en œuvre une analyse de l’ensemble des éléments propres à l’espèce afin de déterminer précisément la manière dont le public pertinent percevrait le signe en cause.
En effet, l’EUIPO, ainsi que le TUE, se sont fondés uniquement sur une appréciation abstraite de cette marque et de l’expression anglaise à laquelle la première partie de celle-ci est assimilée. Or, la Cour considère qu’ils auraient dû examiner avec plus d’attention le contexte social et les éléments factuels invoqués par le déposant et expliquer de manière plus concluante les raisons pour lesquelles ces éléments avaient été écartés de son analyse.
Parmi ces éléments factuels figuraient des indices plus que probants et notamment le grand succès cinématographique de la comédie portant le même nom et la circonstance que ce titre n’ait pas suscité de controverses auprès du public germanophone. De plus, le jeune public avait été autorisé à visualiser ce film lors de sa sortie et en était la cible première. Enfin l’Institut Goethe, qui est une référence dans la promotion de la langue allemande au niveau national et mondial, s’en est servi à des fins pédagogiques.
En outre, la Cour souligne le fait que la perception de l’expression anglaise « FUCK YOU » par le public germanophone n’est pas nécessairement la même que sa perception par le public anglophone. S’il est vrai que cette expression est notoirement connue auprès du public non-anglophone, son contenu sémantique peut être légèrement différent, voir amoindri dans une langue étrangère. Cela est d’autant plus vrai que dans le cas présent, la première partie de la demande de marque en cause ne consiste non pas en cette expression anglaise en tant que telle, mais dans sa retranscription phonétique en langue allemande, accompagnée de l’élément « Göhte ».
Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que l’EUIPO, ainsi que le Tribunal, se sont livrés à une interprétation et application erronées de l’Article 7, paragraphe 1, sous f), du Règlement n°207/2009, et annule, en conséquence, les décisions correspondantes.
Enfin, comme nous l’avions indiqué dans notre précédente TAoMA News, Constantin Film Produktion GmbH invoquait également la liberté d’expression en tant qu’élément à prendre en considération dans l’appréciation de l’Article 7, paragraphe 1, sous f), du Règlement n°207/2009. Si la Cour se montre moins affirmative que son homologue américain (la Cour Suprême des États-Unis a récemment jugé la loi américaine relative aux marques immorales, trompeuses ou scandaleuses comme contraire à la liberté d’expression garantie par la Constitution américaine, voir notre TAoMA News du 4 juillet 2019), elle concède, pour la première fois à notre connaissance, que la liberté d’expression doit être prise en compte lors de l’application de cette disposition du droit des marques afin de garantir le respect des libertés et des droits fondamentaux, conformément notamment à l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [3].
Le devenir de la demande de marque « FACK JU GÖHTE » est désormais entre les mains de l’EUIPO qui devra, pour la seconde fois, procéder à son examen. Forte d’enseignements, la décision de la Cour devrait sans doute influencer cette dernière et entraîner son enregistrement à titre de marque.
Baptiste Kuentzmann
Juriste
Lire la décision complète sur le site CURIA.
[1] Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 : « 1. Sont refusés à l’enregistrement : (…) f) les marques qui sont contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs (…) » texte applicable au cas d’espèce aujourd’hui remplacé par le Règlement n° 2017/1001 ;
[2] Tribunal de l’Union Européenne du 24 janvier 2018, Constantin Film Produktion/EUIPO (Fack Ju Göthe), T-69/17 ; Décision de la cinquième chambre de recours de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO) du 1er décembre 2016 (Fack Ju Göhte), R 2205/2015-5.
[3] Article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne: « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. »
31
mars
2020
Liberté d’expression : une décision indigeste pour les producteurs de foie gras
Author:
teamtaomanews
L214, association de protection animale habituée des tribunaux, vient d’obtenir gain de cause en appel contre une ordonnance de référé qui l’avait condamnée à supprimer sous astreinte une vidéo dénonçant les conditions de fabrication du foie gras.
L’association avait diffusé fin décembre sur les réseaux sociaux une vidéo intitulée « ça vous donne envie ? » parodiant un film publicitaire faisant la promotion du foie gras. Cette vidéo reprenait 6 secondes d’un film promotionnel de 15 secondes originellement diffusé à la télévision par le Comité national interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (CIFOG). Ce spot aurait coûté, selon le CIFOG, 1.192.779 euros et aurait été financé pour moitié par un organisme du ministère de la culture, FranceAgriMer. La vidéo diffusée par l’association L214 présentait, à la suite des premières secondes du film publicitaire originel, des images de gavage de canards et de broyage de canetons, remplaçant le slogan « le foie gras, exceptionnel à chaque fois » par « le foie gras exceptionnellement cruel à chaque fois », et dénonçait le financement « par nos impôts » de cette publicité.
Le CIFOG a assigné l’association L214 en référé pour obtenir, notamment, l’interdiction sous astreinte de la diffusion du film « ça vous donne envie ? ». Par une ordonnance du 6 février 2019, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a retenu l’existence d’un trouble manifestement illicite caractérisé par l’atteinte portée aux droits d’auteur attachés au film, a interdit la diffusion de la vidéo en cause sous astreinte de 200 euros par jour d’infraction constatée et a condamné l’association aux dépens et à payer la somme de 2.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile. L’association L214 a interjeté appel de cette ordonnance.
Le CIFOG soutenait dans cette affaire que l’association L214 avait porté atteinte à ses droits sur le film en le reproduisant sans avoir participé aux investissements engagés pour sa réalisation et sa diffusion, abusant ainsi de sa liberté d’expression. L’association L214 faisait valoir pour sa part l’exercice de sa liberté d’expression et opposait au CIFOG l’exception tirée de l’article L. 122-5, 4° du Code de la propriété intellectuelle interdisant à l’auteur d’une œuvre divulguée de s’opposer à sa parodie, pastiche ou caricature.
Il s’agissait, entre autres, pour la Cour statuant en référé de déterminer si l’association avait simplement usé de sa liberté d’expression, de sorte qu’il ne pouvait lui être reproché aucune atteinte manifestement illicite aux droits du CIFOG.
Dans une de ses dernières décisions rendues avant sa fermeture pour cause de confinement, la Cour d’appel de Paris a infirmé le 13 mars 2020 l’ordonnance de référé, considérant qu’aucun trouble manifestement illicite ou dommage imminent n’était suffisamment caractérisé pour justifier de porter atteinte à la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDH). La Cour d’appel de Paris a d’abord relevé qu’il existait entre les premières secondes du film diffusé et sa parodie une césure claire, et que la seule atteinte à des intérêts financiers ne pouvait à elle seule justifier une restriction à la liberté d’expression.
La Cour a ensuite opéré un contrôle de proportionnalité entre la liberté d’expression et le droit d’auteur, relevant que si le droit d’auteur constitue bien une limitation à la liberté d’expression prévue par la loi, justifiée par la poursuite d’un intérêt légitime et nécessaire dans une société démocratique au sens de la CESDH, celui-ci cède devant l’exception de parodie. La Cour relevait par ailleurs à cet égard que la démonstration de l’existence et de la titularité du droit d’auteur faisait en l’espèce défaut et que l’argument n’avait pas été soulevé par l’assignation. La Cour a donc rejeté les arguments de l’intimée sur le fondement du droit d’auteur.
En définitive, aucun « besoin social impérieux » ne justifiait en l’espèce selon la Cour de « porter atteinte à la liberté d’expression de l’association L214 dont l’activité porte sur le bien-être animal ». La Cour déboute donc le CIFOG et le condamne à 3.000 euros d’article 700.
Il convient néanmoins de rester prudent quant à la portée de cette décision intervenue en référé et qui ne tranche que la question de l’existence ou non d’un trouble manifestement illicite que l’urgence commanderait de faire cesser, mais ne préjuge pas d’une éventuelle condamnation au fond.
Référence et date : Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – chambre 2, 13 mars 2020, n° 19/04127
Lire la décision sur Doctrine.fr
28
février
2020
Exhibition des seins d’une Femen : une victoire en demi-teinte pour la liberté d’expression
Author:
teamtaomanews
Les faits en cause remontent à déjà plusieurs années : à l’été 2014, Iana Zhdanova, une Femen se rend dans la salle « des chefs d’État » du musée Grévin. Le haut de son corps est nu et porte une inscription « Kill Putin ». L’activiste fait tomber la statue de cire du président russe Vladimir Poutine, et y plante à plusieurs reprises un pieu métallique peint de rouge, tout en déclarant « fuck dictator, fuck Vladimir Poutine ». La jeune femme est interpellée, mais se justifie en présentant son geste comme une protestation politique.
Après une condamnation en correctionnelle puis une première relaxe par la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation avait cassé l’arrêt de relaxe en remarquant que le délit d’exhibition sexuelle était caractérisé par l’exhibition volontaire de la poitrine de la prévenue dans un lieu ouvert au public. Mais la cour d’appel de renvoi (celle de Paris, autrement composée) a résisté aux juges du quai de l’Horloge et confirmé la relaxe.
La cour d’appel de renvoi avait en effet rappelé que le mouvement des Femen se revendique d’un « féminisme radical », que l’acte incriminé était donc motivé par l’expression d’une opinion politique et que, par ailleurs, cet acte était dépourvu d’intention sexuelle ce qui empêchait de retenir la qualification prévue par l’article 222-32 du code pénal.
L’enjeu du pourvoi était donc relatif à la balance entre la protection de l’ordre public contre le délit d’exhibition sexuelle et la liberté d’expression invoquée par la prévenue.
La Chambre criminelle a considéré que le défaut de connotation sexuelle dans le comportement intentionnel de la prévenue ne permettait pas d’écarter le délit d’exhibition sexuelle, là où le juge du fond a systématiquement soutenu l’inverse (1). Malgré cela, elle a finalement choisi de faire prévaloir la liberté d’expression, quand bien même le délit d’exhibition sexuelle serait caractérisé (2).
L’indifférence du défaut de connotation sexuelle
La Cour d’appel de Paris, à deux reprises dans cette affaire, a neutralisé le délit d’exhibition sexuelle. Elle s’est en effet concentrée sur l’élément intentionnel de l’infraction, caractérisant son absence, pour écarter l’infraction pénale. La cour de renvoi souligne même que l’action de l’activiste « ne vise pas à offenser la pudeur d’autrui ».
La Chambre criminelle insiste sur le fait que la simple exhibition des seins nus d’une femme, qu’elle investit donc d’un caractère sexuel, suffit à mettre en œuvre l’article 222-32 du code pénal. Elle semble donc faire de ce délit une infraction formelle, indépendante de l’intention de son auteur. L’acte délictueux est objectivé : il a en soi une nature d’exhibition sexuelle même si la prévenue l’exclut. On peut regretter le rejet de l’argumentation des juges du fond sur l’évolution des mœurs et la place du corps de la femme dans l’espace public.
Mais la Cour de cassation a tout de même rendu une décision d’opportunité en accueillant un autre fondement permettant de confirmer la relaxe : la liberté d’expression.
La prévalence de la liberté d’expression
La Cour de cassation a finalement reconnu que « le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique ».
Dès lors, il s’agissait de déterminer si faire tomber la prévenue sous le coup de la loi pénale ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression.
La Haute juridiction a, en fin de compte, retenu que le comportement de cette Femen ne saurait être incriminé en ce qu’une telle incrimination « constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression » protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour de cassation a donc finalement reconnu la démarche politique de la prévenue et rejeté le pourvoi du procureur général.
Cette décision importante et amplement relayée ne manquera pas de faire jurisprudence, notamment dans les nombreuses procédures pénales intentées contre les autres membres du mouvement Femen.
Lire la décision le site de la Cour de cassation
Eugénie Lebelle
Elève-avocate
Jérémie Leroy-Ringuet
Avocat à la Cour
18
juillet
2019
« FACK JU GÖHTE »: Mieux vaut une insulte qu’un désordre ?
Author:
teamtaomanews
Le signe « FACK JU GÖHTE », qui est également le titre d’une comédie allemande à succès, peut-il être enregistré à titre de marque de l’Union Européenne ?
En 2015, la société Constantin Film Produktion GmbH a déposé auprès de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO), une demande d’enregistrement de la marque verbale « FACK JU GÖHTE », correspondant au titre d’un film, pour divers produits et services de la vie quotidienne. Cette demande de marque a été rejetée au motif que le signe « FACK JU GÖHTE » était contraire à l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 [1], soit contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. L’EUIPO considérait que les termes « FACK JU » étaient prononcés de la même manière que l’expression anglaise « FUCK YOU » et que le signe constituait donc une marque de mauvais goût, offensante et vulgaire par laquelle l’écrivain Johann Wolgang von Goethe était insulté à titre posthume.
En 2017, Constantin Film Produktion GmbH a introduit devant le Tribunal de l’Union Européenne (TUE) un recours en annulation de la décision de l’EUIPO. Par un arrêt en date du 24 janvier 2018, le TUE rejeta ce recours.
Constantin Film Produktion GmbH saisit alors la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) d’un pourvoi dirigé contre cette décision en alléguant d’erreurs dans l’interprétation et l’application du Règlement (CE) n°207/2009 sur la marque communautaire, qui exclut de l’enregistrement les marques « contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs », ainsi que d’une violation des principes de l’égalité de traitement, de sécurité juridique et de bonne administration.
Le 2 juillet dernier, l’Avocat général Bobek a présenté ses conclusions et recommande à la CJUE d’annuler l’arrêt du Tribunal, ainsi que la décision de l’EUIPO.
En effet, l’Avocat général observe dans un premier temps que contrairement à l’affirmation du TUE selon laquelle « il est constant qu’il existe, dans le domaine de l’art, de la culture et de la littérature, un souci constant de préserver la liberté d’expression qui n’existe pas dans le domaine des marques », la liberté d’expression a vocation à s’appliquer en droit des marques, même si sa protection n’est pas l’objectif principal poursuivi par le droit des marques.
Il souligne également que les notions « d’ordre public » et « bonnes mœurs » présentent des différences conceptuelles certaines, dont il faut tenir compte dans l’application de l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009. La notion « d’ordre public » correspondrait à une vision normative de valeurs et d’objectifs, définie par les autorités publiques compétentes, à travers des sources officielles du droit et des documents de politique, tandis que les « bonnes mœurs » feraient référence à des valeurs et croyances auxquelles une société adhère à un moment donné, définies et appliquées par le consensus social prévalant dans une société à une moment donné. Ainsi, la principale différence entre ces deux notions réside dans la façon dont elles sont établies et déterminées. Alors que « l’ordre public » peut être déterminé de manière objective, par référence aux lois, aux politiques publiques et aux déclarations officielles, les principes moraux doivent être appréciés au regard d’un contexte social précis, ce qui suppose de prendre en considération la perception de la société à un moment précis.
Par conséquent, le motif absolu de refus d’enregistrement tiré des « bonnes mœurs » doit être apprécié au regard de la perception du public pertinent, en tenant compte des éléments de fait propres à l’espèce.
Or, selon l’Avocat général, l’EUIPO, ainsi que le TUE, n’auraient pas tenu compte de ces principes dans l’appréciation du signe « FACK JU GÖHTE », ignorant le contexte plus large dans lequel la marque avait été déposée, à savoir le succès du film lors de sa sortie, l’absence de controverse à propos de son titre, le fait que son visionnage ait été autorisé à un public jeune et que l’Institut Goethe s’en sert à des fins pédagogiques.
Enfin, l’Avocat général a souligné que l’EUIPO s’était écarté de sa jurisprudence sans explication cohérente. En effet, dans le cadre de l’affaire « Die Wanderhure » (i.e. : La Catin), qui était également le titre d’une œuvre littéraire allemande et de son adaptation cinématographique, la chambre de recours de l’EUIPO avait considéré que le succès du film démontrait que le public n’avait pas été choqué ni par l’œuvre littéraire, ni par le titre. Ainsi, compte tenu des similitudes entre les contextes, l’EUIPO aurait dû fournir une explication plausible à l’adoption de solutions différentes dans ces deux affaires.
La CJUE qui commence à présent à délibérer dans cette affaire, n’est toutefois pas liée par les conclusions de l’Avocat général. Elle pourrait se ranger du côté de Constantin Film Produktion GmbH, et donc de l’Avocat général Bobek, et suivre les traces de son homologue américain, la Cour Suprême des États-Unis qui, pour rappel, a récemment reconnu la validité de la marque « FUCT », sur le fondement de la liberté d’expression (lire notre TAoMA News).
Lire les conclusions de l’Avocat général Bobek sur le site CURIA.
[1] l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 : « 1. Sont refusés à l’enregistrement : (…) f) les marques qui sont contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs (…) »
04
juillet
2019
Dépôt de la marque « FUCT » aux États-Unis : Liberté d’expression ou provocation?
Author:
teamtaomanews
Si l’expression anglaise « FUCK » ou équivalent, est aujourd’hui largement répandue, qu’en est-il de sa protection au titre du droit des marques ? Telle était la question débattue devant la Cour Suprême des États-Unis dans le cadre de l’affaire Iancu v. Brunetti.
En 2011, Erik Brunetti, fondateur d’une marque de vêtement d’esprit « street-wear », a présenté une demande enregistrement auprès du Bureau Américain des Brevets et des Marques de commerce (USPTO) sur le signe .
L’examinateur refusa l’enregistrement de cette marque au motif que l’élément verbal « FUCT » était phonétiquement similaire à « FUCKED », terme empreint d’une vulgarité intrinsèque et pouvant être refusé à titre de marque en vertu de l’Article 2(a) du Lanham Act.
Pour rappel, l’Article 2(a) du Lanham Act, adopté en 1946, dispose qu’une marque peut être refusée à l’enregistrement par l’USPTO notamment si elle est considérée comme « immorale, trompeuse ou scandaleuse » :
« No trademark by which the goods of the applicant may be distinguished from the goods of others shall be refused registration on the principal register on account of its nature unless it:
(a) Consists of or comprises immoral, deceptive, or scandalous matter; (…) »
Cette décision de l’USPTO a été confirmée en 2014 par la chambre de recours. Toutefois, bien décidé à obtenir l’enregistrement de sa marque « FUCT » qui, selon lui, faisait référence aux initiales « Friends U Can’t Trust » et revêtait un esprit humoristique, Erik Brunetti forma un appel devant la Cour d’Appel fédérale.
En 2017, la Cour d’Appel fédérale affirma que le terme « FUCT » tombait effectivement sous le coup des marques « immorales, trompeuses ou scandaleuses ». Cependant, elle considéra également que la restriction contre les marques « immorales, trompeuses ou scandaleuses », prévue à l’Article 2(a) du Lanham Act, était inconstitutionnelle car elle violait le Premier amendement de la Constitution des États-Unis relatif, notamment, à la liberté d’expression.
L’USPTO, sous l’impulsion de son directeur Andrei Iancu, déposa alors une requête devant la Cour Suprême des États-Unis, afin de savoir si l’interdiction des marques « immorales » ou « scandaleuses », imposée par l’Article 2(a) du Lanham Act, est conforme au Premier amendement de la Constitution des États-Unis ?
La Cour Suprême des États-Unis, qui avait déjà commencé à démanteler en 2017 [1] l’article 2(a) du Lanham Act en estimant que sa partie interdisant les marques dévalorisantes (« trademarks which may disparage ») étaient inconstitutionnelle, a rendu sa décision le 24 juin 2019, confirmant la décision de la Cour d’Appel.
Selon l’opinion majoritaire de six juges sur neuf de la Cour Suprême, l’USPTO serait contraint de se livrer à une analyse « discriminatoire » pour déterminer si les marques présentées devant lui relève de la catégorie des termes « immoraux » ou « scandaleux » du Lanham Act. En effet, L’Article 2(a) du LanhamAct semble établir une possibilité de limitation de la liberté d’expression fondée sur une opinion ou un point de vue (ou « viewpoint-based restriction on speech »), cette méthode étant interdite . Par conséquent, cet article du Lanham Act doit être déclaré inconstitutionnel au regard du Premier amendement de la Constitution des États-Unis.
Il ressort de cette décision une problématique intéressante en matière de marques contraires à la morale, à l’ordre public : la nécessaire balance des intérêts entre liberté d’expression et protection de la morale.
Si la Cour suprême répond sans ambiguïté à cette problématique en consacrant la conception quasi-absolutiste de la liberté d’expression prévu par le sacro-saint Premier amendement de la Constitution des États-Unis, il en va autrement de l’autre côté de l’Atlantique. En effet, aussi bien le droit français que le droit européen reconnaissent que le refus d’enregistrer des marques contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ne prohibe aucunement l’utilisation du signe qui demeure libre, ni donc la liberté d’expression [2]. En outre, il est constant et unanime en droit français et européen que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu et il a pu être accepté qu’elle soit restreinte sur la base de préceptes moraux [3].
De ce fait, l’Institut National de la Propriété Intellectuelle (INPI) ou les tribunaux français, ainsi que l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO), se montrent régulièrementassez sévères à l’égard des marques empreintes d’une certaine vulgarité, ou de mépris à l’égard d’une communauté ethnique ou religieuse.
À ce titre, l’INPI a pu refuser à enregistrement la marque verbale « BAD MOTHER FUCKER » [4] comme étant contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs, du fait de l’usage d’un slogan constitué de termes injurieux. De même, l’EUIPO a refusé, pour les mêmes raisons, les marques « FUCK&FUN » [5], « JUST FUCKING » [6] et récemment, le Tribunal de l’Union Européenne (TUE) a confirmé le refus de la marque « FACK JU GÖTHE » [7]. Cette dernière décision est aujourd’hui portée devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE).
Les différences de conception entre le droit américain et le droit français et européen dans la manière dont la loi limite la liberté d’expression sont ici parfaitement illustrées. La jurisprudence américaine, par cette décision « FUCT », renforce d’avantage le caractère quasi-intouchable de la liberté d’expression,. À l’inverse, la jurisprudence française et européenne ont tendance à considérer que si, comme tout autre droit fondamental susceptible d’être concerné, la liberté d’expression doit être prise en considération dans le cadre d’une appréciation d’ensemble, sa protection n’est pas l’objectif premier poursuivi par le droit des marques.
La CJUE, dans le cadre du pourvoi formé à l’encontre du jugement rendu par le TUE sur la marque « FACK JU GÖTHE », sera amenée à préciser pour la première fois l’analyse à mettre en œuvre pour conclure éventuellement au rejet d’une demande d’enregistrement d’une marque sur le fondement de l’ordre public et des bonnes mœurs. La liberté d’expression aura-elle droit à une place de choix dans l’analyse de la CJUE ? Suite dans une prochaine TAoMA News…
Baptiste Kuentzmann
Juriste
et
Jean-Charles Nicollet
Conseil en Propriété Industrielle
Lire la décision complète sur le site de la Cour Suprême des États-Unis
Lire l’analyse de la décision sur le blog de la Cour Suprême des États-Unis
[1] Matal v. Tam, Docket n°15-1293, opinion of June 19th, 2017
[2] Tribunal de l’Union Européenne, jugement du 14/11/2013, T-54/13, FICKEN LIQUORS, §44 ; Cour d’appel de Paris, Pôle 5, 26/02/2016, n°2015/13243
[3] Article 10(2) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
[4] INPI, 03/04/2007, Refus de protection, demande internationale n°904 192 NT
[5] EUIPO, 03/12/2012, Refus de protection, demande n°9220831
[6] EUIPO, 01/07/2019, Refus de protection, demande n°8123961
[7] Tribunal de l’Union Européenne, jugement du 24/01/2018, T69/17, FACK JU GÖTHE
28
juin
2019
Parodie : Le Point fait rire la Cour de cassation
Author:
teamtaomanews
Le 19 juin 2014, le journal Le Point publiait un numéro dont la Une représentait, sous l’intitulé « Corporatiste intouchables, tueurs de réforme, lepéno-cégétistes… Les naufrageurs – la France coule, ce n’est pas leur problème », un buste de Marianne à demi submergé.
Il est cependant apparu que le journal n’avait pas recherché l’autorisation de l’auteur de la sculpture apparaissant dans ce photomontage, Alain Gourdon, dit Aslan, avant de procéder à la publication. Le sculpteur étant décédé, son épouse (investie de l’ensemble de ses droits) a assigné le Point en contrefaçon. Après le rejet de sa demande par les juges du fond, c’est la Cour de Cassation qui, par un arrêt du 22 mai 2019, a définitivement mis fin aux prétentions de la demanderesse.
Dans sa décision, la Cour marque son accord avec la qualification de parodie donnée à la Une de l’hebdomadaire par la cour d’appel. En effet, l’article L122-5 du Code de la propriété intellectuelle indique que « lorsqu’une œuvre est divulguée, l’auteur ne peut interdire […] 4° la parodie, le pastiche ou la caricature, compte tenu des lois du genre », ces dernières n’étant pas définies légalement.
La Cour de Justice de l’Union Européenne[1] avait déjà apporté un éclairage sur les caractéristiques que devaient présenter une œuvre pour pouvoir être considérée comme une parodie, à savoir :
Évoquer une œuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci ;
Constituer une manifestation d’humour ou une raillerie.
En revanche, elle avait souligné que la notion de « parodie » n’était pas soumise à des conditions selon lesquelles elle devrait présenter un caractère original propre, pouvoir raisonnablement être attribuée à une personne autre que l’auteur de l’œuvre originale, porter sur l’œuvre originale ou mentionner la source de l’œuvre parodiée.
S’agissant d’une notion autonome du droit de l’Union, c’est à la lumière de cette interprétation que la Cour de cassation s’est prononcée, validant la décision de la cour d’appel, qui avait relevé :
L’absence de tout risque de confusion avec l’œuvre originale, du fait des éléments propres ajoutés par le photomontage ;
L’existence d’une « métaphore humoristique du naufrage prétendu de la République » qui résultait dudit montage, peu important le caractère sérieux de l’article qu’il illustrait,
Sans chercher à savoir, en revanche, si la parodie portait sur l’œuvre elle-même, ce critère ayant été écarté par la CJUE.
Date et référence : Cour de cassation, 1ère chambre civile, 22 mai 2019, n°18-12718
Lire la décision complète sur Legifrance
[1] CJUE, 3 septembre 2014, Deckym, C-201/13
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