Une nouvelle chance pour la marque de l’Union européenne « FACK JU GÖHTE »

Le signe verbal « FACK JU GÖHTE » peut être enregistré à titre de marque de l’Union Européenne selon l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 27 février 2020. Par cet arrêt, la CJUE annule ainsi la décision de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO), confirmée par le Tribunal, selon laquelle cette demande de marque était contraire à l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 [1], soit contraire aux bonnes mœurs.

Comme évoqué dans le cadre de notre précédente news concernant les conclusions de l’Avocat général Bobek (lire notre TAoMA News du 18 juillet 2019), la société Constantin Film Produktion GmbH a déposé en 2015 une demande d’enregistrement de la marque verbale « FACK JU GÖHTE » auprès de l’EUIPO. Si ce signe est destiné à désigner divers produits et services de la vie quotidienne, il s’agit également du titre d’une comédie allemande ayant eu un succès retentissant dans les pays germanophones et connu plusieurs suites.

L’EUIPO, approuvé par le TUE, refusa l’enregistrement de ce signe verbal au motif que les premiers termes « FACK JU » étaient phonétiquement identiques à l’insulte anglaise « FUCK YOU » et que le signe pris dans son ensemble constituait donc une expression de mauvais goût, offensante et vulgaire par laquelle l’écrivain Johann Wolfgang Goethe était insulté à titre posthume [2] et ce, nonobstant les arguments du déposant quant au contexte entourant la sortie du film portant le même nom.

Constantin Film Porduktion GmbH saisit alors la CJUE d’un pourvoi dirigé contre cette dernière décision en alléguant, notamment, des erreurs dans l’interprétation et l’application de l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009, qui exclut de l’enregistrement les marques « contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».

Suivant le raisonnement de l’Avocat Général Bobek, la Cour annule par son arrêt du 27 février 2020 la décision du Tribunal et de l’EUIPO.

Selon la Cour, l’EUIPO et le TUE ont méconnu les standards que commande l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 et au regard desquels il est nécessaire de mettre en œuvre une analyse de l’ensemble des éléments propres à l’espèce afin de déterminer précisément la manière dont le public pertinent percevrait le signe en cause.

En effet, l’EUIPO, ainsi que le TUE, se sont fondés uniquement sur une appréciation abstraite de cette marque et de l’expression anglaise à laquelle la première partie de celle-ci est assimilée. Or, la Cour considère qu’ils auraient dû examiner avec plus d’attention le contexte social et les éléments factuels invoqués par le déposant et expliquer de manière plus concluante les raisons pour lesquelles ces éléments avaient été écartés de son analyse.

Parmi ces éléments factuels figuraient des indices plus que probants et notamment le grand succès cinématographique de la comédie portant le même nom et la circonstance que ce titre n’ait pas suscité de controverses auprès du public germanophone. De plus, le jeune public avait été autorisé à visualiser ce film lors de sa sortie et en était la cible première. Enfin l’Institut Goethe, qui est une référence dans la promotion de la langue allemande au niveau national et mondial, s’en est servi à des fins pédagogiques.

En outre, la Cour souligne le fait que la perception de l’expression anglaise « FUCK YOU » par le public germanophone n’est pas nécessairement la même que sa perception par le public anglophone. S’il est vrai que cette expression est notoirement connue auprès du public non-anglophone, son contenu sémantique peut être légèrement différent, voir amoindri dans une langue étrangère. Cela est d’autant plus vrai que dans le cas présent, la première partie de la demande de marque en cause ne consiste non pas en cette expression anglaise en tant que telle, mais dans sa retranscription phonétique en langue allemande, accompagnée de l’élément « Göhte ».

Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que l’EUIPO, ainsi que le Tribunal, se sont livrés à une interprétation et application erronées de l’Article 7, paragraphe 1, sous f), du Règlement n°207/2009, et annule, en conséquence, les décisions correspondantes.

Enfin, comme nous l’avions indiqué dans notre précédente TAoMA News, Constantin Film Produktion GmbH invoquait également la liberté d’expression en tant qu’élément à prendre en considération dans l’appréciation de l’Article 7, paragraphe 1, sous f), du Règlement n°207/2009. Si la Cour se montre moins affirmative que son homologue américain (la Cour Suprême des États-Unis a récemment jugé la loi américaine relative aux marques immorales, trompeuses ou scandaleuses comme contraire à la liberté d’expression garantie par la Constitution américaine, voir notre TAoMA News du 4 juillet 2019), elle concède, pour la première fois à notre connaissance, que la liberté d’expression doit être prise en compte lors de l’application de cette disposition du droit des marques afin de garantir le respect des libertés et des droits fondamentaux, conformément notamment à l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [3].

Le devenir de la demande de marque « FACK JU GÖHTE » est désormais entre les mains de l’EUIPO qui devra, pour la seconde fois, procéder à son examen. Forte d’enseignements, la décision de la Cour devrait sans doute influencer cette dernière et entraîner son enregistrement à titre de marque.

 

Baptiste Kuentzmann
Juriste

 

Lire la décision complète sur le site CURIA.

[1] Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 : « 1. Sont refusés à l’enregistrement : (…) f) les marques qui sont contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs (…) » texte applicable au cas d’espèce aujourd’hui remplacé par le Règlement n° 2017/1001 ;

[2] Tribunal de l’Union Européenne du 24 janvier 2018, Constantin Film Produktion/EUIPO (Fack Ju Göthe), T-69/17 ; Décision de la cinquième chambre de recours de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO) du 1er décembre 2016 (Fack Ju Göhte), R 2205/2015-5.

[3] Article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne: « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. »