08
décembre
2022
La protection de l’AOP Morbier = la raie tant attendue de la Cour d’appel de Paris !
Author:
admingih092115
Un arrêt important rendu par la Cour d’appel de Paris sonne le glas de la saga judiciaire Morbier, initiée en 2013 par le Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier (ci-après dénommé le « Syndicat »).
A l’origine de ce litige, une action menée devant le tribunal judiciaire de Paris par le Syndicat contre la S.A.S Fromagerie du Livradois aux motifs que cette fromagerie auvergnate continuait de commercialiser un autre fromage comportant une raie noire centrale malgré la promulgation de l’AOP Morbier, et l’interdiction formelle de commercialiser ce fromage qui ne respectait pas le cahier des charges de l’appellation.
Déboutée par les juges du fond, le Syndicat a formé un pourvoi à l’issue duquel la Cour de cassation a saisi la CJUE d’une question préjudicielle – la reprise des caractéristiques physiques d’un produit protégé par une AOP, sans utilisation de la dénomination enregistrée, peut-elle constituer une pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit au sens de l’article 13, §1 du Règlement n°1151/2012 (produits agricoles et denrées alimentaires) ?
Contrairement à la position adoptée en première instance et en appel, la CJUE avait répondu par l’affirmative. Elle avait indiqué à cette occasion que les règlements relatifs à la protection des indications géographiques et des appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires pouvaient inclure dans la protection la forme ou l’apparence du produit couvert par l’AOP, sans qu’il soit nécessaire que le nom du produit litigieux contienne l’AOP (voir notre news du 23/02/2021 – AOP Morbier : La rainure noire c‘est noir, il n’y a plus d’espoir).
Sans surprise, la Cour de cassation avait donc cassé l’arrêt d’appel et renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel de Paris.
Le 18 novembre 2022, lors de la dernière étape de ce récit judiciaire, la Cour d’appel de Paris a déclaré que le trait bleu horizontal évoque pour un consommateur européen moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé une caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation d’origine « Morbier ».
La Cour a également reconnu que la reproduction de la caractéristique distinctive du Morbier qu’est la raie centrale de couleur sombre alliée à la reprise de l’ensemble des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine constitue l’évocation de la dénomination Morbier, en ce que le consommateur en présence du fromage Montboissié est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, le fromage d’appellation d’origine Morbier.
Si l’appellation « Morbier » est protégée par le sigle AOP (Appellation d’origine protégée) depuis 2002, le Syndicat militait néanmoins en faveur d’un élargissement de la protection depuis une dizaine d’années.
Après cette bataille judiciaire décennale, il s’agit donc d’une grande victoire pour les acteurs de la filière et le Syndicat – les caractéristiques visuelles du célèbre fromage jurassien sont désormais protégées.
Cette décision de justice inédite qui vient élargir et renforcer la protection des AOP, fera sans nul doute jurisprudence dans l’environnement du droit positif.
L’heure étant aux festivités – n’oubliez pas de sortir le Morbier pour vos fêtes de fin d’année !
Gaëlle Bermejo
Conseil en Propriété Industrielle
12
octobre
2021
Il y a des bulles dans l’air pour les exploitants du terme « Champanillo »
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teamtaomanews
Dans le cadre d’un arrêt décisif rendu le 9 septembre dernier, la Cour de Justice de l’Union Européenne rappelle et renforce les garanties dont bénéficient les Appellations d’origine protégée (AOP), plus particulièrement l’appellation CHAMPAGNE.
A l’origine de ce litige, une action menée devant les juridictions espagnoles par le Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC) contre la société GB qui utilise le signe champanillo (signifiant petit champagne en espagnol) accompagné d’un support graphique représentant deux coupes remplies d’une boisson mousseuse, pour désigner et promouvoir ses bars à tapas en Espagne.
Lors d’un renvoi préjudiciel initié par les instances espagnoles, la CJUE précise les conditions de protection dont bénéficient les produits couverts par une AOP.
D’une part, le règlement portant organisation commune des marchés des produits agricoles[1] protège les AOP à l’égard d’agissements se rapportant tant à des produits qu’à des services. Ainsi, les AOP bénéficient d’une protection très large qui s’étend à toute utilisation visant à profiter de la réputation associée aux produits visés par l’une de ces indications.
D’autre part, la notion d’ »évocation », condition sine qua non pour caractériser une atteinte à une AOP, n’est pas subordonnée à l’exigence d’une identité ou similarité entre les produits de l’AOP et les produits ou services exploités par le signe litigieux. Les produits ou services peuvent être différents, l’atteinte sera quand même reconnue dès lors que le consommateur sera en mesure d’établir un lien direct et univoque entre la dénomination litigieuse et l’AOP.
Cette décision, amplement saluée par le CIVC, s’inscrit dans le prolongement de la décision CHAMPAGNOLA rendue par la Chambre de recours de l’EUIPO, qui confirmait également que l’atteinte à l’AOP était caractérisée dès lors qu’il y avait une évocation audit signe et une utilisation permettant de profiter de sa réputation même en présence de produits/services non similaires.
Il semblerait qu’en précisant et renforçant les conditions de protection dont bénéficient les produits couverts par une AOP, la CJUE ait fermement décidé de rappeler que les bulles estampillées « CHAMPAGNE », ça se mérite !
Gaëlle Bermejo
Juriste
[1] Règlement (UE) n ° 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) n ° 922/72, (CEE) n ° 234/79, (CE) n ° 1037/2001 et (CE) n ° 1234/2007 du Conseil. OJ L 347, 20.12.2013, p. 671–854.
30
mars
2021
Rencontres (amoureuses) et ruptures (contractuelles) en ligne : combien doit le consommateur qui se rétracte ?
Author:
teamtaomanews
Dans notre série sur la jurisprudence relative aux sites de rencontre (voir déjà ici et là) et dans une décision du 8 octobre 2020, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a répondu à plusieurs questions préjudicielles relatives à l’exercice du droit de rétractation prévu par la directive n° 2011/83/UE lorsqu’il est fait usage de ce droit après le commencement de l’exécution d’un contrat de fourniture de services.
Comme chacun sait, le droit européen (transposé dans le Code de la consommation français) impose aux commerçants en ligne de garantir un droit de rétractation au consommateur internaute qui peut ainsi, sous un certain délai, annuler le contrat sans avoir à se justifier, et se faire rembourser le prix payé. Si le principe est clair pour la plupart des produits, son application est plus délicate en matière d’achat de prestation de services puisque ce service peut avoir commencé à être effectué pendant la période au cours de laquelle le droit de rétractation reste ouvert – ou encore lorsque le contrat prévoit plusieurs types de services distincts.
Le litige d’origine oppose une consommatrice et un site Internet allemand de rencontres, « Parship », proposant classiquement deux types d’adhésion aux utilisateurs : une gratuite et une payante qui permet d’avoir accès à davantage de fonctionnalités, notamment à des résultats de recherche fondés sur un test de personnalité et donc, très probablement, à la pertinence accrue grâce à la personnalisation. La prestation de services proposée comporte donc à la fois un service de test de personnalité et un service de mise en relation avec les autres utilisateurs, qui s’en trouve facilité. Le test de personnalité donne lieu à l’envoi d’un rapport de cinquante pages aux consommateurs « premium ».
La consommatrice avait adhéré à la version premium du contrat pour une durée de douze mois au prix de 523,95 euros, le double de la somme facturée en temps normal (sans que l’on connaisse les raisons de cet écart de prix). Elle a été dument informée de son droit de rétractation et a « demandé » à ce que le service commence, sans attendre l’expiration du délai de rétractation, ce qui est bien sûr la pratique habituelle en matière d’achat d’application ou de comptes premium sur des sites Internet puisque le consommateur souhaite en règle générale pouvoir utiliser ce pour quoi il a payé. La consommatrice a toutefois exercé son droit de rétractation quatre jours plus tard, après avoir reçu le rapport du test de personnalité. L’exploitant du site ne l’a remboursée que partiellement, conservant un montant de 392,96 euros sur les 523,95 initialement payés.
La consommatrice a demandé en justice le remboursement de l’intégralité des montants versés. Face à cette demande, la juridiction allemande a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la CJUE, pour savoir, en substance :
Comment calculer le montant qui doit être remboursé, lorsque les prestations commandées ne sont pas exécutées au même rythme et donc que le calcul prorata temporis en est rendu délicat ; et comment calculer ce montant au prorata temporis dès lors que toutes les prestations commandées n’ont pas la même valeur aux yeux du consommateur ;
Quels sont les critères d’appréciation du caractère excessif du montant facturé, en l’espèce le double de ce qui est facturé à d’autres consommateurs ;
Et si l’envoi d’un rapport de test de personnalité constitue la fourniture d’un « contenu numérique » de nature à exclure le droit de rétractation postérieurement à l’envoi.
1/ Le calcul du montant de l’indemnité compensatrice
En principe, lorsqu’un consommateur exerce son droit de rétractation alors que la prestation de services prévue dans le contrat a commencé avant l’expiration du délai d’exercice de ce droit, le consommateur est dans l’obligation de payer une indemnité au professionnel : il s’agit d’assurer un équilibre entre la protection des droits des consommateurs et la compétitivité des entreprises. Cette indemnité ne peut, bien sûr, correspondre à la totalité du prix de la prestation interrompue. Elle doit être proportionnelle « à ce qui a été fourni au consommateur jusqu’au moment où il a informé le professionnel de l’exercice du droit de rétractation, par rapport à l’ensemble des prestations prévues par le contrat et calculée sur la base du prix total convenu dans le contrat ».
Mais ce principe connaît une exception lorsque le contrat prévoit expressément qu’une ou plusieurs des prestations sont fournies intégralement dès le début de l’exécution du contrat, de manière distincte, à un prix devant être indiqué séparément. En d’autres termes, si le contrat avait prévu un prix précis pour le rapport du test de personnalité et un autre prix précis pour les services de mise en relation avec les autres utilisateurs, il aurait été possible de prendre en compte de façon distincte les prix de chacune de ces prestations pour calculer l’indemnité due au professionnel. Mais ce n’était pas le cas en l’espèce.
Ce qui est important de retenir en pratique, c’est que le professionnel qui souhaite éviter d’avoir à rembourser les prestations partielles achevées au début de l’exécution du contrat et avant rétractation devra prévoir et facturer un prix distinct pour cette prestation distincte.
Des discussions pourraient néanmoins s’élever si le prix de la prestation distincte est surévalué : le professionnel pourrait, stratégiquement, surfacturer le prix de la prestation effectuée immédiatement en début d’exécution de contrat et sous-facturer celui du service rendu par la suite, pour n’avoir à rembourser que la plus petite somme possible en cas de rétractation. Cette question est envisagée implicitement par la CJUE, dans un second temps.
2/ Les critères du prix « excessif »
Dans ce litige, la consommatrice avait été facturée par le site deux fois plus que les autres utilisateurs pour la même prestation. Or, la directive n° 2011/83/UE prévoit en son article 14 que, si le prix total est excessif, l’indemnisation appropriée sera calculée sur la valeur marchande de la prestation, qui se définit par comparaison avec le prix pratiqué dans des conditions équivalentes.
La CJUE répond donc qu’il convient de prendre en compte toutes les circonstances permettant d’établir la valeur marchande du prix d’une prestation, notamment celui payé par d’autres consommateurs.
Ainsi, le professionnel qui souhaite se faire indemniser à la suite d’une rétractation du consommateur doit veiller à ce que le prix pratiqué ne soit pas excessif eu égard aux autres prix pratiqués pour des services équivalents, mais peut-être aussi eu égard au bénéfice que tire le consommateur de la réalisation de la prestation partielle : l’utilité pour l’utilisateur d’un site de rencontre d’un test de personnalité conçu pour améliorer ses résultats de recherche est proche de zéro dès lors que l’utilisateur se rétracte de sa commande.
3/ Qualification de « contenu numérique »
Enfin, la CJUE considère que le rapport de test de personnalité, qui semble avoir été remis sous forme de fichier informatique « de cinquante pages », ne constitue pas un « contenu numérique » au sens de la directive et donc que le droit de rétractation s’applique bien.
En effet, il existe une exception au droit de rétractation, cumulativement :
lorsque la fourniture d’un contenu numérique résultant d’une prestation de service s’effectue sous la forme d’une vidéo, d’une application, d’un jeu, d’un texte, etc. (par exemple lorsqu’un commerçant en ligne réalise et fournit une application suivant les indications du client, ce qui ne constitue pas la vente d’un produit mais d’un service personnalisé),
lorsque l’exécution de la prestation a commencé avec l’accord du consommateur, et a fortiori lorsqu’elle est achevée, et enfin
lorsque le consommateur a reconnu qu’il perdra ainsi son droit de rétractation (directive 2011/83/UE, article 16, m)).
Si le rapport de test de personnalité est un « contenu numérique », alors il n’était pas concerné par la rétractation postérieure à son envoi et la valeur marchande de cette prestation devait être entièrement comprise dans l’indemnisation.
Mais la CJUE rappelle que la notion de fourniture d’un contenu numérique est d’interprétation stricte et se définit comme correspondant aux « données qui sont produites et fournies sous une forme numérique, comme les programmes informatiques, les applications, les jeux, la musique, les vidéos ou les textes, que l’accès à ces données ait lieu au moyen du téléchargement ou du streaming, depuis un support matériel ou par tout autre moyen ».
Or, selon la cour, le test de personnalité n’est pas un contenu numérique en ce qu’il permet notamment au consommateur de créer, traiter ou stocker des données au format numérique. Cette solution peut étonner dans la mesure où le test donne lieu à un rapport de cinquante pages, fourni probablement en PDF à la consommatrice : ce document semble bien être un ensemble de données produites et fournies par téléchargement sous une forme numérique textuelle. Mais peut-être la cour a-t-elle estimé qu’il n’y avait pas là un « pur » contenu numérique et que le fichier PDF n’était que l’export des données renseignées par les utilisateurs et traitées par le prestataire de services. Le traitement de ces données, qui semble se poursuivre après l’envoi du rapport, dans le cadre de la prestation de mise en relation avec les autres utilisateurs, n’est effectivement pas récupérable ou consultable par téléchargement ou par streaming.
Bien que la cour propose une explication relativement synthétique de son raisonnement sur la notion de contenu numérique, on peut supposer qu’elle souhaite, en opportunité et en se fondant sur une interprétation « stricte » de la notion de « contenu numérique », conforter la protection des consommateurs et les protéger des conséquences de la qualification de contenu numérique sur leur droit de rétraction.
Ce qu’il faut retenir sur ce point, c’est que le professionnel qui propose, en plus de son service principal, un service annexe pouvant donner lieu à un export téléchargeable, pourra se voir opposer le droit de rétractation sur ce service annexe sans bénéficier de l’exception de l’article 16 m).
Lire la décision en ligne sur Curia
Jérémie LEROY-RINGUET
Avocat à la Cour
Thibault FELIX
Stagiaire – Pôle Avocats
23
février
2021
AOP Morbier : La rainure noire c’est noir, il n’y a plus d’espoir
Author:
teamtaomanews
Dans un précédent article (« AOP : L’habit fait-il le fromage ? » – voir notre news du 16 octobre 2019), nous vous évoquions l’interrogation transmise à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) par la cour de cassation en matière d’Appellation d’Origine Protégée (AOP) afin de savoir si la reprise des caractéristiques physiques d’un produit protégé par une AOP peut constituer une pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit.
Ainsi, par un arrêt du 17 décembre 2020 la CJUE [1] a rendu une décision préjudicielle sur cette question.
Pour rappel, le syndicat interprofessionnel de défense de l’AOP Morbier a assigné un producteur fabriquant et commercialisant un fromage reprenant l’apparence visuelle du produit protégé par l’appellation d’origine protégée « Morbier », en particulier la raie noire séparant les deux parties du fromage (voir ci-dessus).
La question posée par la cour de cassation est de savoir si la reprise des caractéristiques physiques d’un produit protéger par une AOP peut constituer une pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit ?[2]
Cette interrogation revient à déterminer si la présentation d’un produit protégé par une AOP, en particulier la reproduction de la forme ou de l’apparence le caractérisant, est susceptible de constituer une atteinte à cette appellation, nonobstant l’absence de reprise de la dénomination.
La Cour a répondu à cette question en deux temps. Tout d’abord en interprétant les dispositions des articles 13, §1, respectifs des règlements n°510/2006 [3] et 1151/202 qui doivent être analysés en ce sens qu’ils n’interdisent pas uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée.
En effet, leurs champs d’applications seraient plus vastes notamment par les termes « tout autre pratique » employés aux articles 13, §1, d). Ils devraient donc être interprétés dans le sens qu’ils interdisent la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant un produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par cette dénomination enregistrée.
Ainsi, il y a lieu d’apprécier si ladite reproduction peut induire le consommateur, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, en erreur.
Ensuite, la Cour observe que certes la protection prévue par les règlements a initialement pour objet la dénomination enregistrée et non le produit couvert par celle-ci. Elle n’a donc pas pour objectif d’interdire l’utilisation des techniques de fabrication ou la reproduction d’une ou de plusieurs caractéristiques indiquées dans le cahier des charges d’un produit couvert par une telle dénomination.
Toutefois, les AOP sont protégées en tant qu’elles désignent un produit qui présente certaines qualités ou certaines caractéristiques. Ainsi, l’AOP et le produit couvert par celle-ci sont intimement liés.
L’expression « toute autre pratique » n’étant pas limitative, cela signifie que les textes précités pourraient inclure dans la protection la forme ou l’apparence du produit couvert par l’AOP. Et pour cela, il ne serait pas nécessaire que le nom du produit litigieux contienne l’AOP.
Il convient donc d’apprécier si un élément de l’apparence du produit couvert par la dénomination enregistrée constitue une caractéristique de référence et particulièrement distinctive pour que sa reproduction puisse amener le consommateur à croire que le produit contenant cette reproduction est couvert par cette dénomination enregistrée.
C’est ainsi que la CJUE, par cette décision préjudicielle vient consacrer l’appréciation de tous les facteurs pertinents d’une reproduction, et au-delà de la dénomination de l’AOP, l’apparence, comme en l’espèce avec la rainure noire caractéristique de l’AOP « Morbier », qui peut induire le consommateur en erreur.
A présent, il faut se demander si cette « frontière noire » sera franchis pour d’autres AOP.
Dorian Souquet
Juriste Stagiaire
Jean-Charles Nicollet
Conseil en Propriété Industrielle
Responsable du Pôle juridique
[1] CJUE, 5ème chambre, 17 décembre 2020, C-490/19 – lire la décision
[2] « Les articles 13, paragraphe 1, respectifs des règlements n°510/2006 et 1151/2012, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée ou doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent la présentation d’un produit protégé par une appellation d’origine, en particulier la reproduction de la forme ou de l’apparence le caractérisant, susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, même si la dénomination enregistrée n’est pas utilisée ? »
[3] « 1. Les dénominations enregistrées sont protégées contre toute :
a) utilisation commerciale directe ou indirecte d’une dénomination enregistrée pour des produits non couverts par l’enregistrement (…)
b) usurpation, imitation ou évocation, même si l’origine véritable du produit est indiquée (…)
c) autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités substantielles du produit (…)
d) autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. »
26
janvier
2021
Le casse-tête de la période de référence dans les actions en déchéance de marque
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teamtaomanews
Dans un arrêt du 17 décembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle introduite par la Cour fédérale de justice allemande, vient préciser que la période de référence à prendre en compte lors d’une demande en déchéance de marque formulée reconventionnellement s’achève à la date de la présentation de cette demande reconventionnelle.
Cette décision intervient suite à l’action en contrefaçon de marque initiée par la société HUSQVARNA à l’encontre de la société LIDL.
La société HUSQVARNA fabrique des appareils et des outils de jardinage et d’aménagement paysager. Dans ce cadre, elle a déposé en 1997, la marque tridimensionnelle de l’Union européenne suivante, enregistrée le 26 janvier 2000 en classe 21 pour désigner des aspersoirs :
Courant 2014, elle constate la commercialisation par la société LIDL, d’un kit de tuyau d’arrosage qu’elle considère comme une contrefaçon de sa marque enregistrée.
Adoptant une défense assez classique en matière d’action en contrefaçon de marque, la société LIDL sollicite à titre reconventionnel la déchéance de la marque de l’Union européenne de la société HUSQVARNA du fait de son non-usage pendant une période ininterrompue de 5 ans.
Un débat s’ensuit relatif à la période de référence à prendre compte, et notamment, la date d’achèvement de la période à retenir.
La question préjudicielle a été posée à la Cour car la législation allemande prévoit que le délai d’usage de 5 ans doit être calculé en se plaçant à la date d’introduction de l’action, ou bien, lorsque la période de non-usage ne prend fin qu’en cours d’instance, à la date de la clôture de l’audience de plaidoirie.
La société HUSQVARNA parvenait à démontrer un usage de la marque en cause jusqu’à mai 2012. Ainsi, la date d’achèvement de la période d’usage à prendre en compte présentait un enjeu important pour la société HUSQVARNA, puisque selon la date retenue (qui pouvait être la date de l’introduction de l’action, soit 2015, ou la date de clôture de plaidoirie, soit octobre 2017), elle était susceptible de voir sa marque déchue.
Le tribunal de première instance rejette la demande reconventionnelle en déchéance de marque initiée par la société LIDL. Cette dernière interjette appel, et la juridiction de second degré infirme cette décision, et déclare la société HUSQVARNA déchue de ses droits en retenant comme date pertinente de fin de calcul de la période ininterrompue de 5 ans, celle de la dernière audience de plaidoirie et non la date d’introduction de la demande reconventionnelle.
Saisie d’un pourvoi en révision, la Cour fédérale de justice allemande interroge alors la Cour de justice de l’Union européenne, afin de savoir quelle est la date du terme à prendre en compte pour déterminer la période de non-usage ininterrompue de cinq ans.
La Cour de justice de l’Union européenne concède que le règlement 207/2009 applicable à cette affaire n’indique pas explicitement la date pertinente aux fins du calcul de la période de non-usage ininterrompue de cinq ans, mais considère assez logiquement qu’il découle de ces dispositions, qu’il s’agit de la date d’introduction de la demande reconventionnelle.
La Cour démontrant sa volonté d’harmonisation européenne affirme ainsi que c’est à compter de la date de la demande reconventionnelle en déchéance de marque que la période de non-usage ininterrompue de cinq de la marque est achevée et que la période de référence est constituée des cinq années antérieures à cette date.
Anne Laporte
Avocate
Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, 17 décembre 2020, C-607/19
02
novembre
2020
Devant la Cour comme sur le terrain, Léo MESSI décroche la victoire
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teamtaomanews
Lionel Messi est considéré comme le meilleur joueur de tous les temps, et c’est peu dire que sa renommée est considérable. La Cour de Justice de l’Union Européenne ne s’y est pas trompée lorsqu’elle a mis fin, le 17 septembre dernier[1], à un litige de près de dix ans, en confirmant l’enregistrement de la marque portant le nom du célèbre joueur, considérant que la notoriété de celui-ci suffisait à écarter le risque de confusion avec la marque antérieure MASSI.
Cette affaire débute en 2011 lorsque le célèbre joueur dépose auprès de l’EUIPO une demande d’enregistrement de la marque complexe suivante en classes 25 et 28 notamment, pour désigner des vêtements et articles de sport :
Le titulaire de deux marques de l’Union Européenne antérieures MASSI désignant des vêtements et articles de sport forme opposition contre la demande d’enregistrement de la marque du joueur invoquant l’existence d’un risque de confusion entre les signes.
Dans un premier temps, la division d’opposition de l’EUIPO, puis la Chambre des recours, font droit à la demande du titulaire des marques MASSI, et refusent l’enregistrement de la demande de la marque du joueur du fait de la similarité des signes et de l’identité des produits visés générant un risque de confusion selon l’Office.
Sur recours de Lionel MESSI, l’affaire est alors portée devant le Tribunal de l’Union Européenne qui, dans un arrêt du 26 avril 2018[2], refuse cette interprétation et autorise Lionel MESSI à enregistrer son nom en tant que marque.
Selon le Tribunal, même si les produits visés sont identiques et les signes MESSI et MASSI sont visuellement et phonétiquement très proches, la réputation du joueur est telle que, sur le plan conceptuel, les marques apparaîtront différentes pour le public pertinent.
En d’autres termes, les consommateurs à qui on présenterait des vêtements de sports de la marque MESSI feraient immédiatement le lien avec le joueur et non avec les marques antérieures MASSI. Le Tribunal écarte alors tout risque de confusion entre les signes.
Le titulaire des marques antérieures et l’EUIPO ne partageant pas cette analyse forment tous deux un pourvoi contre cette décision.
Dans son arrêt du 17 septembre 2020, la Cour de Justice de l’Union Européenne confirme l’interprétation du Tribunal et rejette les deux pourvois.
Au titre de l’article 8 du Règlement sur la Marque de l’Union Européenne, l’EUIPO argue qu’une marque ne peut être refusée à l’enregistrement en cas de similitude avec une marque antérieure même s’il n’existe un risque de confusion que pour une partie du public pertinent. En effet, l’EUIPO considère que le public pertinent est composé de plusieurs parties significatives, l’une faisant le lien entre la marque MESSI et le joueur, et l’autre ne le faisant pas. Ainsi selon l’Office, pour cette partie du public pertinent, la différence conceptuelle n’existerait pas.
La Cour rejette cet argument et valide l’analyse du Tribunal en considérant qu’il a parfaitement jugé que la célébrité du footballeur était telle que « seule une partie négligeable du public pertinent n’associerait pas le terme « messi » au nom du célèbre joueur de football » et qu’en tout état de cause, il n’était même pas plausible de considérer que le consommateur moyen n’associerait pas ce signe au joueur dans le domaine des vêtements et articles de sport, compte tenu de sa notoriété.
La Cour estime donc que le Tribunal a valablement considéré que la perception du signe par l’ensemble du public pertinent était de nature à écarter le risque de confusion et rejette le pourvoi.
Le titulaire des marques antérieure MASSI se fonde lui sur plusieurs moyens pour critiquer la décision du Tribunal de l’Union.
Il soutient notamment que seule la notoriété de la marque antérieure devrait compter dans l’appréciation du risque de confusion, et non la notoriété de la demande de marque postérieure. La Cour rejette cette interprétation et indique que, bien que la notoriété de la marque antérieure soit effectivement un facteur important dans l’analyse de celui-ci, ce risque doit être apprécié globalement en prenant en compte l’ensemble les facteurs pertinents, y compris la notoriété du nom constitutif de la demande d’enregistrement. Cette interprétation n’est pas nouvelle ! En effet, déjà en 2010 dans un arrêt impliquant la mannequin Barbara Becker, la Cour avait considéré que la notoriété de la personne cherchant à faire enregistrer son nom en tant que marque pouvait « de toute évidence » influencer la perception de la marque par le public pertinent[3].
Outre des erreurs de droit écartées par la Cour, le titulaire des marques MASSI reproche également au Tribunal d’avoir fait une mauvaise application de l’arrêt Ruiz-Picasso c/ OHMI[4].
Cette affaire de 2006 opposait les descendants du célèbre peintre, également titulaire de la marque communautaire « PICASSO », à l’Office ayant enregistré la marque « Picaro » notamment pour des véhicules automobiles. La Cour pour rejeter le pourvoi de la famille Picasso avait notamment considéré que la notoriété du peintre, auquel les consommateurs penseraient immédiatement conférait à la marque « PICASSO » « une signification claire et déterminée » dans l’esprit du public permettant d’écarter tout risque de confusion.
Ainsi, le titulaire des marques MASSI soutient que la notoriété prise en compte dans cette affaire portait sur la marque antérieure, et non sur la demande d’enregistrement, et n’était donc pas transposable à l’espèce.
La Cour rejette cette interprétation de l’arrêt Picasso et rappelle que si des différences conceptuelles de nature à écarter un risque de confusion entre deux marques sont constatées, il n’y a pas de condition nécessitant que la marque notoire soit la marque antérieure !
Après près de 10 années de procédure, le footballeur Lionel MESSI dispose enfin d’une marque enregistrée à son nom pour commercialiser des vêtements et accessoires de sport. BUT !
Fiora Feliciaggi
Stagiaire Pôle Avocats
Anne Laporte
Avocat à la cour
[1] CJUE, 17 septembre 2020, EUIPO c/ Messi Cuccittini, C-449/18 P
[2] TUE, 26 avril 2018, Messi Cuccittini c/ EUIPO – J-M.-E.V. e hijos, T-554/14
[3] CJUE, 24 juin 2010, Becker c/ Harman International Industries, C-51/09 P
[4] CJCE, 12 janvier 2006, Ruiz-Picasso e.a. c/ OHMI, C-361/04 P
14
avril
2020
Une nouvelle chance pour la marque de l’Union européenne « FACK JU GÖHTE »
Author:
teamtaomanews
Le signe verbal « FACK JU GÖHTE » peut être enregistré à titre de marque de l’Union Européenne selon l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 27 février 2020. Par cet arrêt, la CJUE annule ainsi la décision de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO), confirmée par le Tribunal, selon laquelle cette demande de marque était contraire à l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 [1], soit contraire aux bonnes mœurs.
Comme évoqué dans le cadre de notre précédente news concernant les conclusions de l’Avocat général Bobek (lire notre TAoMA News du 18 juillet 2019), la société Constantin Film Produktion GmbH a déposé en 2015 une demande d’enregistrement de la marque verbale « FACK JU GÖHTE » auprès de l’EUIPO. Si ce signe est destiné à désigner divers produits et services de la vie quotidienne, il s’agit également du titre d’une comédie allemande ayant eu un succès retentissant dans les pays germanophones et connu plusieurs suites.
L’EUIPO, approuvé par le TUE, refusa l’enregistrement de ce signe verbal au motif que les premiers termes « FACK JU » étaient phonétiquement identiques à l’insulte anglaise « FUCK YOU » et que le signe pris dans son ensemble constituait donc une expression de mauvais goût, offensante et vulgaire par laquelle l’écrivain Johann Wolfgang Goethe était insulté à titre posthume [2] et ce, nonobstant les arguments du déposant quant au contexte entourant la sortie du film portant le même nom.
Constantin Film Porduktion GmbH saisit alors la CJUE d’un pourvoi dirigé contre cette dernière décision en alléguant, notamment, des erreurs dans l’interprétation et l’application de l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009, qui exclut de l’enregistrement les marques « contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».
Suivant le raisonnement de l’Avocat Général Bobek, la Cour annule par son arrêt du 27 février 2020 la décision du Tribunal et de l’EUIPO.
Selon la Cour, l’EUIPO et le TUE ont méconnu les standards que commande l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 et au regard desquels il est nécessaire de mettre en œuvre une analyse de l’ensemble des éléments propres à l’espèce afin de déterminer précisément la manière dont le public pertinent percevrait le signe en cause.
En effet, l’EUIPO, ainsi que le TUE, se sont fondés uniquement sur une appréciation abstraite de cette marque et de l’expression anglaise à laquelle la première partie de celle-ci est assimilée. Or, la Cour considère qu’ils auraient dû examiner avec plus d’attention le contexte social et les éléments factuels invoqués par le déposant et expliquer de manière plus concluante les raisons pour lesquelles ces éléments avaient été écartés de son analyse.
Parmi ces éléments factuels figuraient des indices plus que probants et notamment le grand succès cinématographique de la comédie portant le même nom et la circonstance que ce titre n’ait pas suscité de controverses auprès du public germanophone. De plus, le jeune public avait été autorisé à visualiser ce film lors de sa sortie et en était la cible première. Enfin l’Institut Goethe, qui est une référence dans la promotion de la langue allemande au niveau national et mondial, s’en est servi à des fins pédagogiques.
En outre, la Cour souligne le fait que la perception de l’expression anglaise « FUCK YOU » par le public germanophone n’est pas nécessairement la même que sa perception par le public anglophone. S’il est vrai que cette expression est notoirement connue auprès du public non-anglophone, son contenu sémantique peut être légèrement différent, voir amoindri dans une langue étrangère. Cela est d’autant plus vrai que dans le cas présent, la première partie de la demande de marque en cause ne consiste non pas en cette expression anglaise en tant que telle, mais dans sa retranscription phonétique en langue allemande, accompagnée de l’élément « Göhte ».
Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que l’EUIPO, ainsi que le Tribunal, se sont livrés à une interprétation et application erronées de l’Article 7, paragraphe 1, sous f), du Règlement n°207/2009, et annule, en conséquence, les décisions correspondantes.
Enfin, comme nous l’avions indiqué dans notre précédente TAoMA News, Constantin Film Produktion GmbH invoquait également la liberté d’expression en tant qu’élément à prendre en considération dans l’appréciation de l’Article 7, paragraphe 1, sous f), du Règlement n°207/2009. Si la Cour se montre moins affirmative que son homologue américain (la Cour Suprême des États-Unis a récemment jugé la loi américaine relative aux marques immorales, trompeuses ou scandaleuses comme contraire à la liberté d’expression garantie par la Constitution américaine, voir notre TAoMA News du 4 juillet 2019), elle concède, pour la première fois à notre connaissance, que la liberté d’expression doit être prise en compte lors de l’application de cette disposition du droit des marques afin de garantir le respect des libertés et des droits fondamentaux, conformément notamment à l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [3].
Le devenir de la demande de marque « FACK JU GÖHTE » est désormais entre les mains de l’EUIPO qui devra, pour la seconde fois, procéder à son examen. Forte d’enseignements, la décision de la Cour devrait sans doute influencer cette dernière et entraîner son enregistrement à titre de marque.
Baptiste Kuentzmann
Juriste
Lire la décision complète sur le site CURIA.
[1] Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 : « 1. Sont refusés à l’enregistrement : (…) f) les marques qui sont contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs (…) » texte applicable au cas d’espèce aujourd’hui remplacé par le Règlement n° 2017/1001 ;
[2] Tribunal de l’Union Européenne du 24 janvier 2018, Constantin Film Produktion/EUIPO (Fack Ju Göthe), T-69/17 ; Décision de la cinquième chambre de recours de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO) du 1er décembre 2016 (Fack Ju Göhte), R 2205/2015-5.
[3] Article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne: « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. »
07
avril
2020
Impact de la déchéance pour non-usage sur une action en contrefaçon de la marque déchue
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teamtaomanews
La marque semi-figurative SAINT GERMAIN a été enregistrée en France le 12 mai 2006 par la société AR pour désigner des boissons alcooliques, des cidres, des digestifs, des vins et des spiritueux. De son côté, la société la Cooper International Spirits distribuait, sous la dénomination « St-Germain », une liqueur fabriquée par la société St Dalfour et par les Etablissements Gabriel Boudier.
Le 8 juin 2012, la société AR a assigné ces trois sociétés en contrefaçon de marque devant le Tribunal de grande instance de Paris. Toutefois, dans une instance parallèle, le TGI de Nanterre a prononcé la déchéance de la marque semi-figurative SAINT GERMAIN de la société AR pour défaut d’usage, avec prise d’effet au 13 mai 2011, premier jour suivant la période de grâce. La titulaire déchue a néanmoins maintenu son action en contrefaçon pour les actes situés lors de la période antérieure à la déchéance, soit entre le 8 juin 2009 et le 13 mai 2011, période au cours de laquelle la marque n’était pas encore soumise à obligation d’usage.
L’ensemble de ses demandes a été rejeté par le Tribunal de grande instance de Paris en 2015 ; le jugement a été confirmé par la Cour d’appel de Paris le 13 septembre 2016. Cette dernière a en effet estimé que la société AR ne pouvait se prévaloir d’une atteinte portée à la marque SAINT GERMAIN, par un signe identique concurrent, alors même qu’elle ne présentait pas d’éléments probants permettant de témoigner d’une exploitation effective de ladite marque. Les juges du fond semblent donc avoir subordonné la potentielle condamnation pour contrefaçon à la preuve, ici manquante, que son titulaire l’exploitait, quand bien même la période quinquennale pour commencer l’usage de la marque courait encore.
Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et d’interroger à titre préjudiciel la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En substance, la question préjudicielle posée était de savoir si le titulaire d’une marque entretemps déchue en raison du défaut d’usage sérieux de celle-ci conserve toutefois le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage par un tiers – antérieurement à la date d’effet de la déchéance – d’un signe similaire créant une confusion avec sa marque.
L’indemnisation possible des préjudices antérieurs à la date d’effet de la déchéance pour non-usage
La Cour rappelle tout d’abord que, selon sa propre jurisprudence, le titulaire d’une marque non encore soumise à usage sérieux – donc avant la fin de la période quinquennale suivant son enregistrement – peut très bien agir en contrefaçon sur la base des produits et services désignés, sans avoir à prouver qu’il fait usage de sa marque (CJUE, 21 décembre 2016, Länsförsäkringar, C-654/15).
Or la situation est différente en l’espèce. La difficulté se situe précisément sur la portée des droits du titulaire sur la marque à l’expiration du délai de grâce, alors même que la déchéance a déjà été prononcée. En somme, une telle déchéance peut-elle avoir des incidences sur la possibilité du titulaire de se prévaloir, après l’expiration du délai de grâce, des atteintes portées à sa marque au cours de cette période ?
La CJUE répond par la positive, jugeant que les Etats membres ont « la faculté de permettre que le titulaire d’une marque déchu de ses droits à l’expiration du délai de cinq ans à compter de son enregistrement pour ne pas avoir fait de cette marque un usage sérieux dans l’État membre concerné pour les produits ou les services pour lesquels elle avait été enregistrée conserve le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage, par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire pour des produits ou des services identiques ou similaires prêtant à confusion avec sa marque ».
En effet, elle rappelle que la directive 2008/95 avait laissé aux Etats membres la faculté de déterminer l’étendue des effets de la déchéance d’une marque et que le législateur français avait fait le choix de faire produire ces effets à compter de l’expiration du délai de grâce et non antérieurement à ce délai. La France n’a donc pas fait le choix de permettre au contrefacteur allégué de soulever l’exception de l’absence d’usage au cours de la période de grâce pour s’exonérer des actes de contrefaçon.
Aussi, le titulaire d’une marque déchu de ses droits pour défaut d’usage sérieux conserve le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage, par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire créant un risque de confusion avec sa marque.
La prise en compte du défaut d’usage en période de grâce dans le calcul de l’indemnisation
La CJUE précise ensuite la portée de sa propre décision, en spécifiant que le défaut d’usage au cours de la période de grâce est tout de même un « élément important à prendre en compte pour déterminer l’existence et, le cas échéant, l’étendue du préjudice subi par le titulaire et, partant, le montant des dommages et intérêts que celui-ci peut éventuellement réclamer ».
Ainsi, le préjudice subi par le titulaire d’une marque qui ne l’utilise pas se résume à l’atteinte au droit de propriété et exclut l’indemnisation de gains manqués et de profits réalisés indûment. Le préjudice moral est tout aussi relatif.
Une telle prise en compte de l’absence d’usage prive le titulaire déchu de ses dernières munitions. Si le droit français lui permet de faire valoir sa marque pour les faits antérieurs à la date d’effet de la déchéance, il serait en effet malvenu que cela lui permette de réclamer d’importants dommages-intérêts. Cela reviendrait en effet à légitimer la pratique des « trademark trolls », ces titulaires de marques qui n’exploitent pas leurs portefeuilles et les utilisent uniquement pour soutirer de l’argent à des tiers souhaitant les utiliser, via des contrats de licence ou des actions en contrefaçon.
La précision de la CJUE est donc un tempérament important destiné à sanctionner de telles pratiques et à limiter l’effet de l’interprétation du droit de l’Union qu’elle a été invitée à faire : le titulaire d’une marque déchue peut demander réparation d’actes contrefaisant sa marque avant la date de prise d’effet de la déchéance mais, s’il ne l’exploitait pas, son indemnisation s’en trouvera limitée.
Synthia TIENTCHEU TCHEUKO
Élève-avocate
Jérémie LEROY-RINGUET
Avocat à la Cour
Référence et date : Cour de justice de l’Union européenne, 26 mars 2020, affaire C‑622/18
Lire la décision sur Curia
06
février
2020
Arrêt « Sky » : coup d’épée dans l’eau ?
Author:
teamtaomanews
Faute de forcer les titulaires à trancher dans les libellés de leurs marques, la CJUE a-t-elle porté un coup d’épée dans l’eau ?
L’opérateur britannique de télévision par satellite et câble Sky, titulaire de plusieurs marques éponymes, a agi au Royaume-Uni en contrefaçon de celles-ci à l’encontre du fournisseur de services Cloud SkyKick, qui avait déposé la marque « Skykick » et des variations de celle-ci. À titre reconventionnel, la startup a soutenu que l’enregistrement des marques invoquées par Sky était totalement ou partiellement nul aux motifs que i) les listes des produits et services désignés par ces marques manquaient de clarté et de précision et ii) les demandes d’enregistrement avaient été déposées de mauvaise foi. En effet, les marques avaient été déposées pour protéger des « logiciels », des « systèmes de communication » ainsi que des services de « télévision », lorsqu’en réalité une seule activité était envisagée : la vente d’un bouquet satellite.
D’un point de vue stratégique, l’enjeu de cette affaire est essentiel puisqu’il a trait à une problématique majeure en droit des marques. Il est effectivement important, au moment du dépôt d’une marque, d’avoir une vision tournée vers l’avenir et d’envisager si de nouveaux produits/services pourraient être commercialisés sous ce signe. Cependant, cette logique ne doit pas aboutir à accaparer des signes pour une liste de produits et services très large alors que leurs titulaires n’ont aucunement l’intention de les utiliser dans leur totalité.
Saisie du litige, la High Court of Justice (England and Wales) a décidé de surseoir à statuer et d’interroger à titre préjudiciel la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sur plusieurs points.
Défaut de clarté et de précision des produits et services : cause de nullité absolue ?
Pour rappel, en 2012[1], la CJUE avait rendu un arrêt retentissant dans lequel elle avait jugé que le demandeur d’une marque devait désigner les produits et les services pour lesquels la protection de la marque est demandée avec suffisamment de clarté et de précision, faute de quoi sa demande devait être rejetée.
SkyKick tente alors de faire étendre cette logique aux marques enregistrées, mais la Cour estime qu’une marque de l’Union européenne ou une marque nationale « ne peut pas être déclarée totalement ou partiellement invalide au motif que les termes utilisés pour désigner les produits et services pour lesquels cette marque a été enregistrée manquent de clarté et de précision », cette exigence ne faisant pas partie de la liste exhaustive de causes de nullité absolue prévue par les textes.
Désignation d’un libellé trop large lors du dépôt : cause de nullité pour mauvaise foi ?
Si une marque peut être déclarée nulle lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors du dépôt de la demande, cette notion n’est pas définie par les textes.
Les juges européens avaient déjà eu l’occasion de donner des pistes d’interprétation en estimant que la mauvaise foi est caractérisée lorsqu’il ressort d’indices pertinents et concordants que le titulaire d’une marque a introduit la demande d’enregistrement non pas dans le but de participer de manière loyale au jeu de la concurrence, mais avec l’intention de porter atteinte, d’une manière non conforme aux usages honnêtes, aux intérêts de tiers, ou avec l’intention d’obtenir, sans même viser un tiers en particulier, un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque, notamment de la fonction essentielle d’indication d’origine[2] (voir notre TAoMA News du 4 novembre 2019).
En ce qui concerne plus particulièrement le dépôt d’une marque sans aucune intention de l’utiliser pour les produits et services couverts par l’enregistrement, la CJUE a estimé qu’il est susceptible de constituer un acte de mauvaise foi, cette dernière pouvant n’entacher qu’une partie des produits et services visés au dépôt. Cependant, une telle mauvaise foi ne peut être établie que s’il existe des indices objectifs que le demandeur avait l’intention de porter atteinte aux intérêts de tiers d’une manière non conforme aux usages honnêtes ou d’obtenir un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque au moment du dépôt.
Enfin, la CJUE déclare que le droit de l’Union n’interdit pas à une disposition du droit national d’exiger du demandeur à l’enregistrement d’une marque qu’il déclare que sa marque est utilisée en relation avec les produits et services enregistrés, ou qu’il a une intention de bonne foi de le faire, tant qu’une violation de cette obligation n’entraine pas, en tant que telle, un motif de nullité d’une marque déjà enregistrée.
Bien que cet arrêt constitue un premier pas en avant vers un assainissement des registres des offices européens, encombrés de marques non utilisées, il ne marque pas le virage à 180° que certains attendaient et entérine une sorte de statu quo du système actuel de marques du droit de l’UE, laissant le lourd fardeau aux parties tierces de contester la bonne foi d’un titulaire.
Si le récent Paquet Marque – et sa transposition en droit français – ne remédie pas directement à cette problématique, en mettant un terme à la tarification unique du dépôt de marque (dont le coût ne variait pas entre une et trois classes), il pourrait inciter les déposants à réfléchir avant de déposer leurs marques pour de trop nombreux produits et services.
Référence et date : Cour de justice de l’Union européenne, 29 janvier 2020, dans l’affaire C‑371/18
Lire la décision sur Curia
Synthia TIENTCHEU TCHEUKO
Élève-avocate
Anita DELAAGE
Avocate
[1] CJUE, 19 juin 2012, C-307/10 « Chartered Institute of Patent Attorneys » dit arrêt IP Translator
[2] CJUE, 12 septembre 2019, C-104/18 « Koton Mağazacilik Tekstil Sanayi ve Ticaret/EUIPO »
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