30
mars
2021
Rencontres (amoureuses) et ruptures (contractuelles) en ligne : combien doit le consommateur qui se rétracte ?
Author:
teamtaomanews
Dans notre série sur la jurisprudence relative aux sites de rencontre (voir déjà ici et là) et dans une décision du 8 octobre 2020, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a répondu à plusieurs questions préjudicielles relatives à l’exercice du droit de rétractation prévu par la directive n° 2011/83/UE lorsqu’il est fait usage de ce droit après le commencement de l’exécution d’un contrat de fourniture de services.
Comme chacun sait, le droit européen (transposé dans le Code de la consommation français) impose aux commerçants en ligne de garantir un droit de rétractation au consommateur internaute qui peut ainsi, sous un certain délai, annuler le contrat sans avoir à se justifier, et se faire rembourser le prix payé. Si le principe est clair pour la plupart des produits, son application est plus délicate en matière d’achat de prestation de services puisque ce service peut avoir commencé à être effectué pendant la période au cours de laquelle le droit de rétractation reste ouvert – ou encore lorsque le contrat prévoit plusieurs types de services distincts.
Le litige d’origine oppose une consommatrice et un site Internet allemand de rencontres, « Parship », proposant classiquement deux types d’adhésion aux utilisateurs : une gratuite et une payante qui permet d’avoir accès à davantage de fonctionnalités, notamment à des résultats de recherche fondés sur un test de personnalité et donc, très probablement, à la pertinence accrue grâce à la personnalisation. La prestation de services proposée comporte donc à la fois un service de test de personnalité et un service de mise en relation avec les autres utilisateurs, qui s’en trouve facilité. Le test de personnalité donne lieu à l’envoi d’un rapport de cinquante pages aux consommateurs « premium ».
La consommatrice avait adhéré à la version premium du contrat pour une durée de douze mois au prix de 523,95 euros, le double de la somme facturée en temps normal (sans que l’on connaisse les raisons de cet écart de prix). Elle a été dument informée de son droit de rétractation et a « demandé » à ce que le service commence, sans attendre l’expiration du délai de rétractation, ce qui est bien sûr la pratique habituelle en matière d’achat d’application ou de comptes premium sur des sites Internet puisque le consommateur souhaite en règle générale pouvoir utiliser ce pour quoi il a payé. La consommatrice a toutefois exercé son droit de rétractation quatre jours plus tard, après avoir reçu le rapport du test de personnalité. L’exploitant du site ne l’a remboursée que partiellement, conservant un montant de 392,96 euros sur les 523,95 initialement payés.
La consommatrice a demandé en justice le remboursement de l’intégralité des montants versés. Face à cette demande, la juridiction allemande a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la CJUE, pour savoir, en substance :
Comment calculer le montant qui doit être remboursé, lorsque les prestations commandées ne sont pas exécutées au même rythme et donc que le calcul prorata temporis en est rendu délicat ; et comment calculer ce montant au prorata temporis dès lors que toutes les prestations commandées n’ont pas la même valeur aux yeux du consommateur ;
Quels sont les critères d’appréciation du caractère excessif du montant facturé, en l’espèce le double de ce qui est facturé à d’autres consommateurs ;
Et si l’envoi d’un rapport de test de personnalité constitue la fourniture d’un « contenu numérique » de nature à exclure le droit de rétractation postérieurement à l’envoi.
1/ Le calcul du montant de l’indemnité compensatrice
En principe, lorsqu’un consommateur exerce son droit de rétractation alors que la prestation de services prévue dans le contrat a commencé avant l’expiration du délai d’exercice de ce droit, le consommateur est dans l’obligation de payer une indemnité au professionnel : il s’agit d’assurer un équilibre entre la protection des droits des consommateurs et la compétitivité des entreprises. Cette indemnité ne peut, bien sûr, correspondre à la totalité du prix de la prestation interrompue. Elle doit être proportionnelle « à ce qui a été fourni au consommateur jusqu’au moment où il a informé le professionnel de l’exercice du droit de rétractation, par rapport à l’ensemble des prestations prévues par le contrat et calculée sur la base du prix total convenu dans le contrat ».
Mais ce principe connaît une exception lorsque le contrat prévoit expressément qu’une ou plusieurs des prestations sont fournies intégralement dès le début de l’exécution du contrat, de manière distincte, à un prix devant être indiqué séparément. En d’autres termes, si le contrat avait prévu un prix précis pour le rapport du test de personnalité et un autre prix précis pour les services de mise en relation avec les autres utilisateurs, il aurait été possible de prendre en compte de façon distincte les prix de chacune de ces prestations pour calculer l’indemnité due au professionnel. Mais ce n’était pas le cas en l’espèce.
Ce qui est important de retenir en pratique, c’est que le professionnel qui souhaite éviter d’avoir à rembourser les prestations partielles achevées au début de l’exécution du contrat et avant rétractation devra prévoir et facturer un prix distinct pour cette prestation distincte.
Des discussions pourraient néanmoins s’élever si le prix de la prestation distincte est surévalué : le professionnel pourrait, stratégiquement, surfacturer le prix de la prestation effectuée immédiatement en début d’exécution de contrat et sous-facturer celui du service rendu par la suite, pour n’avoir à rembourser que la plus petite somme possible en cas de rétractation. Cette question est envisagée implicitement par la CJUE, dans un second temps.
2/ Les critères du prix « excessif »
Dans ce litige, la consommatrice avait été facturée par le site deux fois plus que les autres utilisateurs pour la même prestation. Or, la directive n° 2011/83/UE prévoit en son article 14 que, si le prix total est excessif, l’indemnisation appropriée sera calculée sur la valeur marchande de la prestation, qui se définit par comparaison avec le prix pratiqué dans des conditions équivalentes.
La CJUE répond donc qu’il convient de prendre en compte toutes les circonstances permettant d’établir la valeur marchande du prix d’une prestation, notamment celui payé par d’autres consommateurs.
Ainsi, le professionnel qui souhaite se faire indemniser à la suite d’une rétractation du consommateur doit veiller à ce que le prix pratiqué ne soit pas excessif eu égard aux autres prix pratiqués pour des services équivalents, mais peut-être aussi eu égard au bénéfice que tire le consommateur de la réalisation de la prestation partielle : l’utilité pour l’utilisateur d’un site de rencontre d’un test de personnalité conçu pour améliorer ses résultats de recherche est proche de zéro dès lors que l’utilisateur se rétracte de sa commande.
3/ Qualification de « contenu numérique »
Enfin, la CJUE considère que le rapport de test de personnalité, qui semble avoir été remis sous forme de fichier informatique « de cinquante pages », ne constitue pas un « contenu numérique » au sens de la directive et donc que le droit de rétractation s’applique bien.
En effet, il existe une exception au droit de rétractation, cumulativement :
lorsque la fourniture d’un contenu numérique résultant d’une prestation de service s’effectue sous la forme d’une vidéo, d’une application, d’un jeu, d’un texte, etc. (par exemple lorsqu’un commerçant en ligne réalise et fournit une application suivant les indications du client, ce qui ne constitue pas la vente d’un produit mais d’un service personnalisé),
lorsque l’exécution de la prestation a commencé avec l’accord du consommateur, et a fortiori lorsqu’elle est achevée, et enfin
lorsque le consommateur a reconnu qu’il perdra ainsi son droit de rétractation (directive 2011/83/UE, article 16, m)).
Si le rapport de test de personnalité est un « contenu numérique », alors il n’était pas concerné par la rétractation postérieure à son envoi et la valeur marchande de cette prestation devait être entièrement comprise dans l’indemnisation.
Mais la CJUE rappelle que la notion de fourniture d’un contenu numérique est d’interprétation stricte et se définit comme correspondant aux « données qui sont produites et fournies sous une forme numérique, comme les programmes informatiques, les applications, les jeux, la musique, les vidéos ou les textes, que l’accès à ces données ait lieu au moyen du téléchargement ou du streaming, depuis un support matériel ou par tout autre moyen ».
Or, selon la cour, le test de personnalité n’est pas un contenu numérique en ce qu’il permet notamment au consommateur de créer, traiter ou stocker des données au format numérique. Cette solution peut étonner dans la mesure où le test donne lieu à un rapport de cinquante pages, fourni probablement en PDF à la consommatrice : ce document semble bien être un ensemble de données produites et fournies par téléchargement sous une forme numérique textuelle. Mais peut-être la cour a-t-elle estimé qu’il n’y avait pas là un « pur » contenu numérique et que le fichier PDF n’était que l’export des données renseignées par les utilisateurs et traitées par le prestataire de services. Le traitement de ces données, qui semble se poursuivre après l’envoi du rapport, dans le cadre de la prestation de mise en relation avec les autres utilisateurs, n’est effectivement pas récupérable ou consultable par téléchargement ou par streaming.
Bien que la cour propose une explication relativement synthétique de son raisonnement sur la notion de contenu numérique, on peut supposer qu’elle souhaite, en opportunité et en se fondant sur une interprétation « stricte » de la notion de « contenu numérique », conforter la protection des consommateurs et les protéger des conséquences de la qualification de contenu numérique sur leur droit de rétraction.
Ce qu’il faut retenir sur ce point, c’est que le professionnel qui propose, en plus de son service principal, un service annexe pouvant donner lieu à un export téléchargeable, pourra se voir opposer le droit de rétractation sur ce service annexe sans bénéficier de l’exception de l’article 16 m).
Lire la décision en ligne sur Curia
Jérémie LEROY-RINGUET
Avocat à la Cour
Thibault FELIX
Stagiaire – Pôle Avocats
07
avril
2020
Impact de la déchéance pour non-usage sur une action en contrefaçon de la marque déchue
Author:
teamtaomanews
La marque semi-figurative SAINT GERMAIN a été enregistrée en France le 12 mai 2006 par la société AR pour désigner des boissons alcooliques, des cidres, des digestifs, des vins et des spiritueux. De son côté, la société la Cooper International Spirits distribuait, sous la dénomination « St-Germain », une liqueur fabriquée par la société St Dalfour et par les Etablissements Gabriel Boudier.
Le 8 juin 2012, la société AR a assigné ces trois sociétés en contrefaçon de marque devant le Tribunal de grande instance de Paris. Toutefois, dans une instance parallèle, le TGI de Nanterre a prononcé la déchéance de la marque semi-figurative SAINT GERMAIN de la société AR pour défaut d’usage, avec prise d’effet au 13 mai 2011, premier jour suivant la période de grâce. La titulaire déchue a néanmoins maintenu son action en contrefaçon pour les actes situés lors de la période antérieure à la déchéance, soit entre le 8 juin 2009 et le 13 mai 2011, période au cours de laquelle la marque n’était pas encore soumise à obligation d’usage.
L’ensemble de ses demandes a été rejeté par le Tribunal de grande instance de Paris en 2015 ; le jugement a été confirmé par la Cour d’appel de Paris le 13 septembre 2016. Cette dernière a en effet estimé que la société AR ne pouvait se prévaloir d’une atteinte portée à la marque SAINT GERMAIN, par un signe identique concurrent, alors même qu’elle ne présentait pas d’éléments probants permettant de témoigner d’une exploitation effective de ladite marque. Les juges du fond semblent donc avoir subordonné la potentielle condamnation pour contrefaçon à la preuve, ici manquante, que son titulaire l’exploitait, quand bien même la période quinquennale pour commencer l’usage de la marque courait encore.
Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et d’interroger à titre préjudiciel la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En substance, la question préjudicielle posée était de savoir si le titulaire d’une marque entretemps déchue en raison du défaut d’usage sérieux de celle-ci conserve toutefois le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage par un tiers – antérieurement à la date d’effet de la déchéance – d’un signe similaire créant une confusion avec sa marque.
L’indemnisation possible des préjudices antérieurs à la date d’effet de la déchéance pour non-usage
La Cour rappelle tout d’abord que, selon sa propre jurisprudence, le titulaire d’une marque non encore soumise à usage sérieux – donc avant la fin de la période quinquennale suivant son enregistrement – peut très bien agir en contrefaçon sur la base des produits et services désignés, sans avoir à prouver qu’il fait usage de sa marque (CJUE, 21 décembre 2016, Länsförsäkringar, C-654/15).
Or la situation est différente en l’espèce. La difficulté se situe précisément sur la portée des droits du titulaire sur la marque à l’expiration du délai de grâce, alors même que la déchéance a déjà été prononcée. En somme, une telle déchéance peut-elle avoir des incidences sur la possibilité du titulaire de se prévaloir, après l’expiration du délai de grâce, des atteintes portées à sa marque au cours de cette période ?
La CJUE répond par la positive, jugeant que les Etats membres ont « la faculté de permettre que le titulaire d’une marque déchu de ses droits à l’expiration du délai de cinq ans à compter de son enregistrement pour ne pas avoir fait de cette marque un usage sérieux dans l’État membre concerné pour les produits ou les services pour lesquels elle avait été enregistrée conserve le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage, par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire pour des produits ou des services identiques ou similaires prêtant à confusion avec sa marque ».
En effet, elle rappelle que la directive 2008/95 avait laissé aux Etats membres la faculté de déterminer l’étendue des effets de la déchéance d’une marque et que le législateur français avait fait le choix de faire produire ces effets à compter de l’expiration du délai de grâce et non antérieurement à ce délai. La France n’a donc pas fait le choix de permettre au contrefacteur allégué de soulever l’exception de l’absence d’usage au cours de la période de grâce pour s’exonérer des actes de contrefaçon.
Aussi, le titulaire d’une marque déchu de ses droits pour défaut d’usage sérieux conserve le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage, par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire créant un risque de confusion avec sa marque.
La prise en compte du défaut d’usage en période de grâce dans le calcul de l’indemnisation
La CJUE précise ensuite la portée de sa propre décision, en spécifiant que le défaut d’usage au cours de la période de grâce est tout de même un « élément important à prendre en compte pour déterminer l’existence et, le cas échéant, l’étendue du préjudice subi par le titulaire et, partant, le montant des dommages et intérêts que celui-ci peut éventuellement réclamer ».
Ainsi, le préjudice subi par le titulaire d’une marque qui ne l’utilise pas se résume à l’atteinte au droit de propriété et exclut l’indemnisation de gains manqués et de profits réalisés indûment. Le préjudice moral est tout aussi relatif.
Une telle prise en compte de l’absence d’usage prive le titulaire déchu de ses dernières munitions. Si le droit français lui permet de faire valoir sa marque pour les faits antérieurs à la date d’effet de la déchéance, il serait en effet malvenu que cela lui permette de réclamer d’importants dommages-intérêts. Cela reviendrait en effet à légitimer la pratique des « trademark trolls », ces titulaires de marques qui n’exploitent pas leurs portefeuilles et les utilisent uniquement pour soutirer de l’argent à des tiers souhaitant les utiliser, via des contrats de licence ou des actions en contrefaçon.
La précision de la CJUE est donc un tempérament important destiné à sanctionner de telles pratiques et à limiter l’effet de l’interprétation du droit de l’Union qu’elle a été invitée à faire : le titulaire d’une marque déchue peut demander réparation d’actes contrefaisant sa marque avant la date de prise d’effet de la déchéance mais, s’il ne l’exploitait pas, son indemnisation s’en trouvera limitée.
Synthia TIENTCHEU TCHEUKO
Élève-avocate
Jérémie LEROY-RINGUET
Avocat à la Cour
Référence et date : Cour de justice de l’Union européenne, 26 mars 2020, affaire C‑622/18
Lire la décision sur Curia