26
septembre
2023
Andy Warhol, contrefacteur ? Débat sur la notion américaine de fair use et la transformation artistique
Author:
teamtaomanews
Dans une décision du 18 mai 2023[1], la Cour suprême des États-Unis a dû s’interroger sur l’appréciation du fair use, à propos d’une œuvre d’Andy Warhol réalisée à partir d’un portrait photographique de Prince et utilisée pour illustrer un article de presse.
Le conflit juridique autour des portraits de Prince
L’affaire trouve son origine en 1984, lorsque le magazine Vanity Fair sollicite Lynn Goldsmith, photographe de renom, pour que soient utilisée l’une de ses photographies du chanteur Prince et la confier à Andy Warhol, en vue de réaliser l’une de ses fameuses sérigraphies, en guise d’illustration d’un article consacré au chanteur.
Ce sont finalement pas moins de 13 déclinaisons coloriées de la photographie, qui ont été réalisées par le roi du pop art, sans l’accord de la photographe.
Peu après le décès de Prince en 2016, Vanity Fair a versé 10.000 dollars à la Fondation Warhol pour re-publier au sein de son magazine un nouvel article sur Prince, illustré d’une déclinaison orangée de la série de portraits de Prince réalisée par Andy Warhol. En revanche, Vanity Fair n’a pas contacté Lynn Goldsmith à cette occasion.
La photographe, a vainement tenté d’obtenir une indemnisation au titre de l’utilisation de sa photographie, auprès de la Fondation Warhol. Cette dernière a préféré porter l’affaire devant les tribunaux.
Violation du copyright ou exception de fair use ?
Si le copyright permet à un auteur de protéger son œuvre contre toute exploitation non-autorisée, le concept américain de fair use permet au juge d’apprécier en cas de litige, si l’utilisation d’une œuvre par un tiers est loyale ou non, ce qui lui permet d’échapper à toute condamnation en matière de contrefaçon.
Dans le cas d’espèce, c’est précisément ce que soutenait la Fondation Warhol pour considérer que l’utilisation de la photographie de Lynn Goldmsith ne constituait pas une violation du copyright.
La Cour d’appel a refusé de faire application de cette notion pour exonérer la Fondation Warhol, laquelle a formé un recours devant la Cour suprême. Elle repose et analyse les différents critères d’appréciation du fair use.
La Cour Suprême rejette l’application du fair use en raison d’une transformation de l’œuvre originale insuffisante
En l’espèce, même si la Cour Suprême revient en partie sur le raisonnement juridique de la Cour d’appel, elle refuse de considérer que la sérigraphie réalisée par Andy Warhol pouvait bénéficier de l’exception de faire use.
En l’espèce, la Cour Suprême se concentre sur le premier critère du fair use, à savoir le but et le caractère de cet usage : pour que ce critère soit rempli, elle rappelle que l’usage de l’œuvre originale par l’œuvre seconde doit être transformatif, c’est-à-dire que l’œuvre première doit être transformée par la création d’une nouvelle information.
Et la Cour Suprême estime que la série de portraits de Warhol ne constituait pas une transformation suffisante pour justifier le fair use.
Bien que les portraits soient immédiatement identifiables comme étant du style distinctif de Warhol, cela restait néanmoins objectivement un portrait de Prince ayant juste un style différent. La Cour ajoute que l’usage que pouvait faire Lynn Goldsmith de sa photographie, était le même que celui que la Fondation Andy Warhol pouvait faire des sérigraphies.
La Cour en conclut que les critères requis pour bénéficier de l’exception du fair use n’étaient pas remplis.
Autant dire que la technique bien connue d’Andy Warhol consistant à recoloriser des clichés existants n’est pas regardée comme un apport créatif significatif…
Juliette DANJEAN
Stagiaire pôle avocat
Alain HAZAN
Avocat associé
[1] Andy Warhol for the visual art, inc. v. Goldsmith Et Al.
04
juillet
2019
Dépôt de la marque « FUCT » aux États-Unis : Liberté d’expression ou provocation?
Author:
teamtaomanews
Si l’expression anglaise « FUCK » ou équivalent, est aujourd’hui largement répandue, qu’en est-il de sa protection au titre du droit des marques ? Telle était la question débattue devant la Cour Suprême des États-Unis dans le cadre de l’affaire Iancu v. Brunetti.
En 2011, Erik Brunetti, fondateur d’une marque de vêtement d’esprit « street-wear », a présenté une demande enregistrement auprès du Bureau Américain des Brevets et des Marques de commerce (USPTO) sur le signe .
L’examinateur refusa l’enregistrement de cette marque au motif que l’élément verbal « FUCT » était phonétiquement similaire à « FUCKED », terme empreint d’une vulgarité intrinsèque et pouvant être refusé à titre de marque en vertu de l’Article 2(a) du Lanham Act.
Pour rappel, l’Article 2(a) du Lanham Act, adopté en 1946, dispose qu’une marque peut être refusée à l’enregistrement par l’USPTO notamment si elle est considérée comme « immorale, trompeuse ou scandaleuse » :
« No trademark by which the goods of the applicant may be distinguished from the goods of others shall be refused registration on the principal register on account of its nature unless it:
(a) Consists of or comprises immoral, deceptive, or scandalous matter; (…) »
Cette décision de l’USPTO a été confirmée en 2014 par la chambre de recours. Toutefois, bien décidé à obtenir l’enregistrement de sa marque « FUCT » qui, selon lui, faisait référence aux initiales « Friends U Can’t Trust » et revêtait un esprit humoristique, Erik Brunetti forma un appel devant la Cour d’Appel fédérale.
En 2017, la Cour d’Appel fédérale affirma que le terme « FUCT » tombait effectivement sous le coup des marques « immorales, trompeuses ou scandaleuses ». Cependant, elle considéra également que la restriction contre les marques « immorales, trompeuses ou scandaleuses », prévue à l’Article 2(a) du Lanham Act, était inconstitutionnelle car elle violait le Premier amendement de la Constitution des États-Unis relatif, notamment, à la liberté d’expression.
L’USPTO, sous l’impulsion de son directeur Andrei Iancu, déposa alors une requête devant la Cour Suprême des États-Unis, afin de savoir si l’interdiction des marques « immorales » ou « scandaleuses », imposée par l’Article 2(a) du Lanham Act, est conforme au Premier amendement de la Constitution des États-Unis ?
La Cour Suprême des États-Unis, qui avait déjà commencé à démanteler en 2017 [1] l’article 2(a) du Lanham Act en estimant que sa partie interdisant les marques dévalorisantes (« trademarks which may disparage ») étaient inconstitutionnelle, a rendu sa décision le 24 juin 2019, confirmant la décision de la Cour d’Appel.
Selon l’opinion majoritaire de six juges sur neuf de la Cour Suprême, l’USPTO serait contraint de se livrer à une analyse « discriminatoire » pour déterminer si les marques présentées devant lui relève de la catégorie des termes « immoraux » ou « scandaleux » du Lanham Act. En effet, L’Article 2(a) du LanhamAct semble établir une possibilité de limitation de la liberté d’expression fondée sur une opinion ou un point de vue (ou « viewpoint-based restriction on speech »), cette méthode étant interdite . Par conséquent, cet article du Lanham Act doit être déclaré inconstitutionnel au regard du Premier amendement de la Constitution des États-Unis.
Il ressort de cette décision une problématique intéressante en matière de marques contraires à la morale, à l’ordre public : la nécessaire balance des intérêts entre liberté d’expression et protection de la morale.
Si la Cour suprême répond sans ambiguïté à cette problématique en consacrant la conception quasi-absolutiste de la liberté d’expression prévu par le sacro-saint Premier amendement de la Constitution des États-Unis, il en va autrement de l’autre côté de l’Atlantique. En effet, aussi bien le droit français que le droit européen reconnaissent que le refus d’enregistrer des marques contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ne prohibe aucunement l’utilisation du signe qui demeure libre, ni donc la liberté d’expression [2]. En outre, il est constant et unanime en droit français et européen que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu et il a pu être accepté qu’elle soit restreinte sur la base de préceptes moraux [3].
De ce fait, l’Institut National de la Propriété Intellectuelle (INPI) ou les tribunaux français, ainsi que l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO), se montrent régulièrementassez sévères à l’égard des marques empreintes d’une certaine vulgarité, ou de mépris à l’égard d’une communauté ethnique ou religieuse.
À ce titre, l’INPI a pu refuser à enregistrement la marque verbale « BAD MOTHER FUCKER » [4] comme étant contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs, du fait de l’usage d’un slogan constitué de termes injurieux. De même, l’EUIPO a refusé, pour les mêmes raisons, les marques « FUCK&FUN » [5], « JUST FUCKING » [6] et récemment, le Tribunal de l’Union Européenne (TUE) a confirmé le refus de la marque « FACK JU GÖTHE » [7]. Cette dernière décision est aujourd’hui portée devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE).
Les différences de conception entre le droit américain et le droit français et européen dans la manière dont la loi limite la liberté d’expression sont ici parfaitement illustrées. La jurisprudence américaine, par cette décision « FUCT », renforce d’avantage le caractère quasi-intouchable de la liberté d’expression,. À l’inverse, la jurisprudence française et européenne ont tendance à considérer que si, comme tout autre droit fondamental susceptible d’être concerné, la liberté d’expression doit être prise en considération dans le cadre d’une appréciation d’ensemble, sa protection n’est pas l’objectif premier poursuivi par le droit des marques.
La CJUE, dans le cadre du pourvoi formé à l’encontre du jugement rendu par le TUE sur la marque « FACK JU GÖTHE », sera amenée à préciser pour la première fois l’analyse à mettre en œuvre pour conclure éventuellement au rejet d’une demande d’enregistrement d’une marque sur le fondement de l’ordre public et des bonnes mœurs. La liberté d’expression aura-elle droit à une place de choix dans l’analyse de la CJUE ? Suite dans une prochaine TAoMA News…
Baptiste Kuentzmann
Juriste
et
Jean-Charles Nicollet
Conseil en Propriété Industrielle
Lire la décision complète sur le site de la Cour Suprême des États-Unis
Lire l’analyse de la décision sur le blog de la Cour Suprême des États-Unis
[1] Matal v. Tam, Docket n°15-1293, opinion of June 19th, 2017
[2] Tribunal de l’Union Européenne, jugement du 14/11/2013, T-54/13, FICKEN LIQUORS, §44 ; Cour d’appel de Paris, Pôle 5, 26/02/2016, n°2015/13243
[3] Article 10(2) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
[4] INPI, 03/04/2007, Refus de protection, demande internationale n°904 192 NT
[5] EUIPO, 03/12/2012, Refus de protection, demande n°9220831
[6] EUIPO, 01/07/2019, Refus de protection, demande n°8123961
[7] Tribunal de l’Union Européenne, jugement du 24/01/2018, T69/17, FACK JU GÖTHE