10
septembre
2024
Dépôts répétitifs pour échapper à l’obligation d’usage : quasi-présomption de mauvaise foi
Quand Mick Jagger fait les frais d’une stratégie de dépôt périlleuse en matière de marque et perd (une partie) de ses droits portant sur sa marque éponyme pour cause de mauvaise foi.
En France et en Europe, une marque bénéficie d’une période de grâce de 5 ans. Passé ce délai, le titre est susceptible de déchéance s’il n’est pas exploité sérieusement.
Pour échapper à cette sanction, certains titulaires tentent de redéposer la même marque tous les 5 ans. Cette pratique est toutefois de plus en plus sanctionnée par les offices de marques. Et la notoriété du titulaire ou de sa marque n’est dans ce cas pas de nature à l’exonérer de sa mauvaise foi.
L’affaire qui a mis en lumière l’existence de dépôts récurrents de la marque Mick Jagger
En 2018, la société danoise de restauration rapide Jagger Junk dépose une demande de marque européenne pour des produits alimentaires et des services de restaurant. Musidor BV, la société qui gère les droits des Rolling Stones, s’oppose à cette demande sur le fondement de sa marque antérieure « Mick Jagger », laquelle est également enregistrée pour des services de restauration, de bar et de café.
Mick Jagger obtient gain de cause, mais Jagger Junk n’entend pas en rester là.
Si la marque MICK JAGGER qui lui a été opposée date de 2016 et n’est, à l’époque, pas encore soumise à l’obligation d’usage, il se trouve que Musidor est également titulaire de plusieurs autres marques européennes MICK JAGGER désignant des services pour certains identiques à ceux de la marque invoquée, mais plus anciennes (1998 & 2012) et donc soumises à l’obligation d’usage.
Jagger Junk y voit un motif d’annulation de la marque MICK JAGGER de 2016, qui a été déposé après l’expiration de la période de grâce des marques antérieures (dans l’unique but selon elle de maintenir les droits en vigueur sans avoir à justifier de leur usage). C’est ainsi que la société danoise a introduit l’action en annulation sur le fondement de l’article 59(1)(b) RMUE, qui a donné lieu à la décision de l’EUIPO en date du 13 juin 2024.
L’action en nullité à l’encontre de la marque Mick Jagger sur le fondement de la mauvaise foi
Les textes ne donnent aucune définition juridique précise du concept de « mauvaise foi », qui est ouvert à différentes interprétations. La mauvaise foi est un état subjectif fondé sur les intentions du demandeur lors du dépôt de la marque.
Les Directives de l’EUIPO précisent notamment que la mauvaise foi peut être caractérisée lorsque le titulaire tente d’étendre artificiellement la période de grâce pour défaut d’usage, par exemple en déposant une demande réitérée portant sur une MUE antérieure, afin d’éviter de perdre un droit pour défaut d’usage1.
En l’espèce, c’est précisément le cœur du débat dans l’affaire Mick Jagger : en cherchant à protéger la même marque trois fois sur une période d’une vingtaine d’années, Musidor s’est vu reprocher une intention malhonnête en tentant ainsi de prolonger indûment le délai de grâce de 5 ans pour prouver l’usage de ses marques.
Pour échapper à cette demande d’annulation, le titulaire des marques a tenté d’invoquer le fait que la dernière marque MICK JAGGER de 2016 désignait en outre de nouveaux produits que justifiait la stratégie de diversification des produits proposés sous la marque.
La solution retenue par l’EUIPO
Aux termes de la décision de la division d’annulation en date du 13 juin 2024 :
• Pour les nouveaux produits et services, la demande de marque n’a pas été déposée dans l’intention de contourner les conditions d’usage, mais plutôt de poursuivre des objectifs commerciaux légitimes de diversification des produits et services proposés sous la marque.
• Pour les produits et services identiques à ceux désignés dans les deux marques antérieures (et notamment les services de restaurant, bar et café), la demande de marque a clairement pour objet de prolonger la période de grâce de cinq ans des marques antérieures.
Il semble que M. Jagger n’ait jamais exploité sa marque pour des services de restauration ou de bar, alors qu’il a eu près de 20 ans pour entreprendre un tel usage. Il ne pouvait donc se retrancher derrière le simple fait que sa marque de 2016 désignait par ailleurs de nouveaux produits et services pour tenter d’écarter la suspicion de mauvaise foi, dans la mesure où l’intention réelle était de prolonger indûment la protection conférée par la marque sans usage effectif.
Ainsi, cette décision marque une avancée dans la lutte contre les dépôts réitérés abusifs, clarifiant les circonstances dans lesquelles un dépôt peut être considéré comme effectué de mauvaise foi. Elle réaffirme l’importance de l’appréciation globale des intentions du titulaire et des circonstances objectives entourant le dépôt d’une marque, en s’appuyant sur une jurisprudence bien établie.
Musidor avait tenté de soutenir que l’intérêt du chanteur de déposer une marque pour une liste plus étendue de produits et services était parfaitement justifié par la renommée dont il jouit depuis des décennies.
Cela n’a cependant pas empêché l’office de retenir la mauvaise foi dont a fait preuve le chanteur en déposant des demandes successives portant sur le même signe. L’EUIPO a ainsi maintenu une approche stricte, en insistant sur la nécessité de démontrer une intention commerciale honnête et ce malgré la célébrité de la personne concernée.
Contactez TAoMA pour obtenir des conseils personnalisés ici.
Besoin de vous former ou de former vos équipes aux bonnes pratiques sur le sujet ?
Découvrez les ateliers de TAoMA Academy en nous contactant ici.
Laurine Janin-Reynaud
Avocate associée
1) 13/12/2012, T-136/11, Pelikan, EU:T:2012:689, § 27
13
février
2024
Le dépôt frauduleux de marques n’est pas le plus sympa des trolls !
Depuis quelques années, le monde des affaires est confronté à des pratiques malhonnêtes de la part de certains acteurs économiques, visant à s’arroger des monopoles sur des signes (trademark troll) ou des inventions (patent troll) sans avoir l’intention de les utiliser pour leur fonction essentielle.
Le Trademark Troll est donc le fait pour une personne ou une entité d’enregistrer une marque dans l’unique but d’empêcher les autres d’utiliser des signes similaires et de les contraindre à monnayer une contrepartie financière. Ce comportement est considéré comme étant malhonnête et peut conduire à l’annulation de la marque.
Le 17 janvier dernier, le Tribunal de l’Union européenne a eu l’occasion de réaffirmer sa position concernant ces stratagèmes1 : les Trolls ne sont pas les bienvenus en Europe !
Comment se construit la stratégie des Trademark Trolls ?
En l’espèce, les juges sont confrontés à Monsieur Auer, « expert en trolling ». Il ressort des faits que Monsieur Auer a fondé de nombreuses sociétés dont l’unique objectif est de développer un portefeuille de marques pour pouvoir les opposer à de potentiels contrefacteurs, et ce dans le but de leur demander une indemnisation ou de conclure des contrats de licence. Cette décision fait suite à des précédents lors desquels Monsieur Auer s’est déjà retrouvé devant les juges européens pour une stratégie de Trademark Trolling s’agissant de la marque « Monsoon »2. Le Tribunal de l’Union européenne avait conclu à la nullité de la marque de Monsieur Auer en raison de sa mauvaise foi au moment du dépôt puisqu’il avait été prouvé qu’il n’avait jamais eu l’intention de l’utiliser à titre de marque.
Qu’à cela ne tienne, cela ne l’a pas empêché de recommencer avec une autre de ses sociétés, la société Copernicus EOOD. Cette dernière a déposé en 2010 une demande d’enregistrement d’une marque de l’Union européenne portant sur le signe « ATHLET » en classe 3, 9 et 12 visant notamment les véhicules. Cette demande est le résultat d’une stratégie bien menée pour acquérir une priorité. En effet, M. Auer, ou par le biais d’une société liée à lui, avait, depuis 2007, déposé tous les 6 mois, des demandes successives d’enregistrement de marques nationales autrichiennes, dans le but de prolonger de manière artificielle la période de priorité durant laquelle il est possible de revendiquer la priorité sur une marque de l’UE. Le Tribunal de l’Union européenne rappelle d’ailleurs à cet égard, qu’une « telle stratégie […] n’est pas sans rappeler la figure de l’abus de droit ».
Courant 2011, la société Heuver Banden Groothandel BV (ci-après « Heuver Banden »), qui n’est pas liée à Monsieur Auer, demande l’enregistrement d’une marque internationale portant sur le signe « ATHLETE » pour des jantes de voitures en classe 12, au titre d’une priorité fondée sur une marque Benelux.
C’est donc à ce moment-là que le troll fait son entrée.
Après plusieurs transferts successifs de la marque entre différentes sociétés de Monsieur Auer, la licenciée exclusive de l’époque a enjoint Heuver Banden de fournir des informations sur l’utilisation de la marque ATHLETE et de présenter une déclaration d’abstention d’utilisation de cette-ci avec reconnaissance d’une obligation d’indemnisation. Afin de noyer encore plus le poisson, la marque antérieure ATHLET est finalement transférée à une autre société de Monsieur Auer, la société Athlet Ltd.
Face à tout ce stratagème, la société Heuver ne se laisse pas faire et intente une action en nullité de la marque « ATHLET » auprès de la division d’annulation de l’EUIPO, à l’encontre de la société Athlet Ltd, fondée sur la mauvaise foi du déposant au moment du dépôt, cause de nullité absolue en droit des marques.
Le Trademark Trolling est l’illustration parfaite de la mauvaise foi en matière de marques.
Le tribunal de l’Union européenne devait donc se prononcer sur les critères d’appréciation de la mauvaise foi du déposant dans le cadre de la réglementation européenne. Rappelons en premier lieu, que l’article 59 RMUE prévoit qu’une marque de l’UE peut être déclarée nulle lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors de son dépôt. Or, il n’existe aucune définition de la mauvaise foi dans les textes européens. C’est donc au titre d’une analyse factuelle que la jurisprudence du Tribunal s’est construite.
Dans la présente affaire, les juges rappellent que dans le langage courant, la notion de mauvaise foi suppose la présence d’un état d’esprit ou d’une intention malhonnête. Dans le contexte du droit des marques, à savoir la vie des affaires, cette intention malhonnête peut se traduire par la volonté du déposant de porter atteinte aux intérêts de tiers et/ou d’obtenir un droit exclusif à des fins autres que celle de permettre au consommateur de distinguer ses produits ou services d’une autre entreprise. Partant, l’enchaînement successif de demandes d’enregistrement de marques nationales pour le même signe, constitue une stratégie malhonnête visant à obtenir une position de blocage en tentant d’obtenir un monopole d’utilisation du signe concerné.
En outre, il est rappelé que la mauvaise foi suppose de prouver que le déposant n’avait pas, au moment du dépôt, la réelle intention d’utiliser le signe comme marque. Pour déterminer cette intention, il convient de prendre en considération tous les facteurs pertinents du cas d’espèce.
Ainsi, l’analyse factuelle de la situation a permis de démontrer l’absence d’activité économique réelle avec les tiers s’agissant de la marque déposée, à savoir avec des sociétés qui n’étaient pas liées à M. Auer. En effet, la seule activité économique exercée par le déposant, consistait à transférer la propriété de la marque entre des sociétés « dormantes » toutes liées à Monsieur Auer.
Par conséquent, le tribunal de l’Union européenne a conclu que, par le biais de toutes ses sociétés, Monsieur Auer n’a jamais eu l’intention de participer de manière loyale au jeu de la concurrence. Au contraire, il a développé une stratégie malhonnête visant à obtenir un monopole sur un signe qu’il n’a jamais eu l’intention d’utiliser à titre de marque, puisqu’il n’était motivé que par la volonté de demander une indemnisation aux acteurs économiques qui auraient voulu utiliser le signe déposé.
Bien essayé… mais les juges ont vu arriver le Troll de loin avec ses gros sabots !
Juliette Descamps
Stagiaire élève-avocat
Mélissa Cassanet
Conseil en Propriété Industrielle Associée
1) TUE, 17 janvier 2024, aff. T-650/22, Athlet Ltd c/ EUIPO
2) TUE, 7 sept. 2022, aff. T-627/21, Segimerus Ltd c/ EUIPO