Dépôts répétitifs pour échapper à l’obligation d’usage : quasi-présomption de mauvaise foi
Quand Mick Jagger fait les frais d’une stratégie de dépôt périlleuse en matière de marque et perd (une partie) de ses droits portant sur sa marque éponyme pour cause de mauvaise foi.
En France et en Europe, une marque bénéficie d’une période de grâce de 5 ans. Passé ce délai, le titre est susceptible de déchéance s’il n’est pas exploité sérieusement.
Pour échapper à cette sanction, certains titulaires tentent de redéposer la même marque tous les 5 ans. Cette pratique est toutefois de plus en plus sanctionnée par les offices de marques. Et la notoriété du titulaire ou de sa marque n’est dans ce cas pas de nature à l’exonérer de sa mauvaise foi.
L’affaire qui a mis en lumière l’existence de dépôts récurrents de la marque Mick Jagger
En 2018, la société danoise de restauration rapide Jagger Junk dépose une demande de marque européenne pour des produits alimentaires et des services de restaurant. Musidor BV, la société qui gère les droits des Rolling Stones, s’oppose à cette demande sur le fondement de sa marque antérieure « Mick Jagger », laquelle est également enregistrée pour des services de restauration, de bar et de café.
Mick Jagger obtient gain de cause, mais Jagger Junk n’entend pas en rester là.
Si la marque MICK JAGGER qui lui a été opposée date de 2016 et n’est, à l’époque, pas encore soumise à l’obligation d’usage, il se trouve que Musidor est également titulaire de plusieurs autres marques européennes MICK JAGGER désignant des services pour certains identiques à ceux de la marque invoquée, mais plus anciennes (1998 & 2012) et donc soumises à l’obligation d’usage.
Jagger Junk y voit un motif d’annulation de la marque MICK JAGGER de 2016, qui a été déposé après l’expiration de la période de grâce des marques antérieures (dans l’unique but selon elle de maintenir les droits en vigueur sans avoir à justifier de leur usage). C’est ainsi que la société danoise a introduit l’action en annulation sur le fondement de l’article 59(1)(b) RMUE, qui a donné lieu à la décision de l’EUIPO en date du 13 juin 2024.
L’action en nullité à l’encontre de la marque Mick Jagger sur le fondement de la mauvaise foi
Les textes ne donnent aucune définition juridique précise du concept de « mauvaise foi », qui est ouvert à différentes interprétations. La mauvaise foi est un état subjectif fondé sur les intentions du demandeur lors du dépôt de la marque.
Les Directives de l’EUIPO précisent notamment que la mauvaise foi peut être caractérisée lorsque le titulaire tente d’étendre artificiellement la période de grâce pour défaut d’usage, par exemple en déposant une demande réitérée portant sur une MUE antérieure, afin d’éviter de perdre un droit pour défaut d’usage1.
En l’espèce, c’est précisément le cœur du débat dans l’affaire Mick Jagger : en cherchant à protéger la même marque trois fois sur une période d’une vingtaine d’années, Musidor s’est vu reprocher une intention malhonnête en tentant ainsi de prolonger indûment le délai de grâce de 5 ans pour prouver l’usage de ses marques.
Pour échapper à cette demande d’annulation, le titulaire des marques a tenté d’invoquer le fait que la dernière marque MICK JAGGER de 2016 désignait en outre de nouveaux produits que justifiait la stratégie de diversification des produits proposés sous la marque.
La solution retenue par l’EUIPO
Aux termes de la décision de la division d’annulation en date du 13 juin 2024 :
• Pour les nouveaux produits et services, la demande de marque n’a pas été déposée dans l’intention de contourner les conditions d’usage, mais plutôt de poursuivre des objectifs commerciaux légitimes de diversification des produits et services proposés sous la marque.
• Pour les produits et services identiques à ceux désignés dans les deux marques antérieures (et notamment les services de restaurant, bar et café), la demande de marque a clairement pour objet de prolonger la période de grâce de cinq ans des marques antérieures.
Il semble que M. Jagger n’ait jamais exploité sa marque pour des services de restauration ou de bar, alors qu’il a eu près de 20 ans pour entreprendre un tel usage. Il ne pouvait donc se retrancher derrière le simple fait que sa marque de 2016 désignait par ailleurs de nouveaux produits et services pour tenter d’écarter la suspicion de mauvaise foi, dans la mesure où l’intention réelle était de prolonger indûment la protection conférée par la marque sans usage effectif.
Ainsi, cette décision marque une avancée dans la lutte contre les dépôts réitérés abusifs, clarifiant les circonstances dans lesquelles un dépôt peut être considéré comme effectué de mauvaise foi. Elle réaffirme l’importance de l’appréciation globale des intentions du titulaire et des circonstances objectives entourant le dépôt d’une marque, en s’appuyant sur une jurisprudence bien établie.
Musidor avait tenté de soutenir que l’intérêt du chanteur de déposer une marque pour une liste plus étendue de produits et services était parfaitement justifié par la renommée dont il jouit depuis des décennies.
Cela n’a cependant pas empêché l’office de retenir la mauvaise foi dont a fait preuve le chanteur en déposant des demandes successives portant sur le même signe. L’EUIPO a ainsi maintenu une approche stricte, en insistant sur la nécessité de démontrer une intention commerciale honnête et ce malgré la célébrité de la personne concernée.
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Laurine Janin-Reynaud
Avocate associée
1) 13/12/2012, T-136/11, Pelikan, EU:T:2012:689, § 27