Pas de droit d’auteur pour la saveur d’un produit alimentaire

Les Juridictions nationales se penchent régulièrement sur la définition des œuvres susceptibles d’être protégées par le droit de la propriété intellectuelle. Après l’odeur d’un parfum, à qui les juges néerlandais semblent accorder une protection par le droit d’auteur, alors que la jurisprudence française y est plutôt opposée, il est ici question du goût d’un produit alimentaire.

La CJUE vient de rendre une décision très claire sur l’absence d’appropriation par le droit d’auteur des saveurs gustatives.

La société néerlandaise Levola s’était fait céder les « droits de propriété intellectuelle » sur un fromage à tartiner à la crème fraîche et aux fines herbes (le « Heksenkaas »).

Ayant découvert qu’un concurrent (la société Smilde) fabriquait pour une chaine de supermarchés un fromage (le « Witte Wievenkaas ») qu’elle jugeait similaire au sien, Levola l’a assignée pour atteinte à ses droits d’auteur sur la « saveur » du Heksenkaas.

Au cours de la procédure judiciaire, la cour d’appel d’Arnhem-Leuvarde a saisi la CJUE d’une question préjudicielle portant, en substance, sur la possibilité pour le goût d’un produit alimentaire de bénéficier de la protection par le droit de la propriété intellectuelle.

 

La Cour rappelle que les droits exclusifs dont jouissent les auteurs aux termes de la directive 2001/29 sur le droit d’auteur portent sur des « œuvres » et que ces droits souffrent d’exceptions et de limitations, également prévues par ledit texte.

Elle précise ensuite que, pour qu’un objet puisse revêtir la qualification d’œuvre, il importe que soient réunies deux conditions cumulatives :

1. L’objet concerné doit être original, en ce sens qu’il constitue une création intellectuelle propre à son auteur => ce point n’est pas en débat en l’espèce ;

2. La qualification d’œuvre est réservée aux éléments qui sont l’expression d’une telle création intellectuelle.

En s’appuyant sur divers textes internationaux auxquels l’Union européenne est tenue de se conformer, la juridiction indique que « les œuvres littéraires et artistiques comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression » et que « ce sont les expressions et non les idées, les procédures, les méthodes de fonctionnement ou les concepts mathématiques, en tant que tels, qui peuvent faire l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur ».

Elle en conclut que la notion d’œuvre « implique nécessairement une expression de l’objet de la protection au titre du droit d’auteur qui le rende identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité, quand bien même cette expression ne serait pas nécessairement permanente ».

En effet, la Cour rappelle qu’il est essentiel que les autorités chargées de veiller au respect des droits d’auteur, mais également les particuliers (notamment les concurrents de titulaires de droits) soient en mesure de connaître avec clarté et précision les objets ainsi protégés et que tout élément de subjectivité soit écarté dans le processus d’identification de l’objet protégé. Ainsi, ce dernier doit pouvoir faire l’objet d’une expression précise et objective. Cette exigence répond notamment aux questions qui était posée par la juridiction de renvoi, qui se demandait comment faire valoir ses droits devant les juridictions (faudrait-il que le juge déguste un produit pour vérifier s’il peut être protégé ? Que les choix créatifs de l’« auteur » soient décrits ? Comment la similitude avec un autre produit pourrait être établie ? etc.).

Or, la Cour souligne que « la possibilité d’une identification précise et objective fait défaut en ce qui concerne la saveur d’un produit alimentaire [puisqu’elle] repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives qui sont subjectives et variables [qui] dépendent, notamment, de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné […] ainsi que de l’environnement ou du contexte dans lequel ce produit est goûté.

En outre, une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire, qui permette de la distinguer de la saveur d’autres produits de même nature, n’est pas possible par des moyens techniques en l’état actuel du développement scientifique ».

 

En conséquence, la CJUE décide que la saveur d’un produit alimentaire ne peut pas être qualifiée d’œuvre et que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une législation nationale soit interprétée de manière à lui accorder une protection par le droit d’auteur.

 

Si l’issue de cette affaire n’est pas particulièrement surprenante, l’exigence d’une formalisation étant souvent rappelée, tout du moins par les juridictions françaises, elle permet de rappeler la difficile protection des saveurs, qui peinent également à remplir les critères de validité des marques (cf. CA Paris, 4ème chambre, section B, 03 octobre 2003 : « la marque constituée par le goût suivant : ‘’arôme artificiel de fraise’’ ne remplit en aucun cas les critères de précision et d’objectivité requis [et ne peut pas être enregistrée] »).

 

Référence et date : Cour de Justice de l’Union Européenne, 13 novembre 2018, dans l’affaire n° C‑310/17

Lire l’arrêt sur Curia