19
mars
2020
Yuka mise en boîte (de conserve) : une condamnation pour dénigrement
Author:
teamtaomanews
Après les représentants de la filière du sucre, qui étaient parvenus à faire reconnaitre le caractère dénigrant envers le produit « sucre » d’une publicité le représentant sous la forme d’un personnage ridicule[1], c’est au tour de l’industrie des conserves de faire sanctionner une critique des produits qu’elle commercialise, relançant ainsi le débat sur la frontière entre le dénigrement et la critique licite.
Le 23 octobre 2019, la société YUCA, éditrice de l’application mobile YUKA (qui propose un décryptage des étiquettes de produits alimentaires ou cosmétiques et analyse leur impact sur la santé) a publié sur son blog un article qui n’a pas plu aux industriels de l’emballage en conserve. L’article en question, intitulé « Halte aux emballages toxiques ! », comprenait une section « conserves et aluminium : à éviter au maximum », conseillant aux lecteurs d’« éviter au maximum la consommation d’aliments ayant été en contact avec l’aluminium[tels que les] canettes de soda, légumes en conserve, etc. ».
La Fédération Française des Industries des Aliments Conservés (FIAC) soutenait que de tels propos étaient constitutifs d’une publicité trompeuse constituant une pratique commerciale déloyale ainsi que d’un dénigrement des conserves et aliments conservés résultant d’un amalgame trompeur entre aluminium et conserves, et a donc assigné la société YUCA, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil et des articles L121_1 et L121_2 du Code de la consommation.
Si le juge des référés du tribunal de commerce de Versailles a rapidement écarté le grief lié à la publicité trompeuse, estimant que l’article incriminé ne constituait pas une publicité proprement dite pour des produits mais une information générale, il a eu à s’interroger sur la limite entre libre critique et dénigrement fautif.
Conformément à une jurisprudence établie de la Cour de cassation, la juridiction a rappelé que l’acte de dénigrement peut être caractérisé, même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les parties, dès lors qu’il est fait état de la divulgation par l’une d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre.
En l’espèce, en affirmant que les emballages en conserve étaient toxiques pour la santé, et en conseillant à ses lecteurs d’« éviter au maximum la consommation d’aliments ayant été en contact avec l’aluminium[tels que les] canettes de soda, légumes en conserve, etc. », la société YUCA a bien jeté le discrédit sur les produits commercialisés en conserve.
Restait alors à trancher si les éléments exonérateurs cumulatifs suivants, dégagés par la jurisprudence[2], étaient réunis, auquel cas une condamnation n’aurait pas pu être prononcée :
l’information divulguée se rapporte à un sujet d’intérêt général ;
elle repose sur une base factuelle suffisante ;
son auteur a fait preuve de mesure dans ses propos.
Or, relevant que les conseils de la société YUCA ne distinguaient pas selon la composition des emballages en conserve (sans préciser notamment que 80% de la production des aliments en conserve se fait dans des emballages en fer blanc, contre 20% en aluminium, lesquels comportent en outre systématiquement un revêtement intérieur protecteur), le juge des référés a estimé que l’article ne reposait pas sur une analyse suffisante de la situation.
L’ordonnance retient également que ces préconisations se fondent sur une source unique, en l’espèce un article publié par un nutritionniste, dont les propos sont de plus interprétés de manière extensive. Ainsi, l’auteur de l’article a manqué de mesure par une généralisation abusive et un manque de base factuelle suffisante.
Enfin, la décision souligne que l’impact sur les consommateurs était sensible, leurs commentaires laissant entendre qu’ils avaient trouvé l’article intéressant et la société faisant elle-même la promotion de l’incidence de ses articles sur ses abonnés – le juge des référés remarquant par ailleurs la notoriété de la défenderesse dont l’application compte 12 millions d’utilisateurs.
Par son ordonnance du 5 mars 2020, le juge des référés du tribunal de commerce de Versailles a donc ordonné la suppression des passages litigieux dans un délai de cinq jours et sous astreinte de 500€ par jour de retard.
Si la portée de cette décision, intervenue en référé, et qui pourrait donc être remise en cause en cas d’appel ou par une décision au fond est incertaine, il est notable que la société YUCA a obtempéré et l’article a bien été modifié.
Référence et date : Tribunal de commerce de Versailles, ordonnance de référé du 5 mars 2020
Lire la décision sur Legalis
[1]Cour de cassation, chambre commerciale, 30 janvier 2017, n°04-17.203
[2]Voir notamment Cour de cassation, chambre commerciale, 9 janvier 2019, n°17-18.350
07
mai
2019
Avis négatifs sur Google: liberté d’expression vs protection des données
Author:
teamtaomanews
Dans une ordonnance du 12 avril 2019, le juge des référés du TGI de Paris a refusé la suppression de la fiche Google « MyBusiness » d’une dentiste et des avis allégués de dénigrement qui y avaient été publiés par ses patients. Ce service est consultable par les utilisateurs de Google Maps qui y recherchent les coordonnées d’une entité qui y est répertoriée (de tout type : boulangerie, musée, étude de notaires, siège social de multinationale ou salle de sport…).
La dentiste avait demandé au juge des référés de considérer que la fiche et les commentaires qui y étaient publiés constituaient un traitement illicite de ses données personnelles et un trouble manifestement illicite.
Le juge des référés (après avoir rappelé que seule la société Google LLC pouvait être mise en cause et non la société Google France, qui n’est pas l’exploitante du service « MyBusiness » et donc n’est pas le responsable du traitement) a confirmé que les données servant à l’identification d’un professionnel libéral constituent bien des données à caractère personnel.
Cette solution semble contraire à une précédente ordonnance rendue par le juge des référés du même tribunal, qui avait ordonné la suppression de la fiche « MyBusiness » d’un autre dentiste pour la simple raison qu’il en souhaitait la suppression et retirait ainsi son consentement[1]. Il semble en effet contestable de considérer que des données personnelles relatives à un professionnel libéral, puissent être librement traitées par un tiers qui s’y opposerait, sous le seul prétexte qu’elles seraient disponibles sur des annuaires professionnels.
Concernant, à présent, les avis des patients sur les prestations du dentiste, le juge a indiqué que l’ »intérêt légitime d’information du consommateur » permet à Google de relier des commentaires à l’identification d’un médecin et que l’abus de la liberté d’expression relève d’autres fondements que ceux invoqués par la demanderesse, à savoir ceux offerts par la loi du 29 juillet 1881 sur la presse en cas d’injure ou de diffamation[2] et l’article 1240 du code civil permettant d’agir contre des propos dénigrants. La suppression pure et simple de la fiche contenant les avis, en vertu du droit d’opposition concédé par la loi du 6 janvier 1978 « Informatique et libertés », constituerait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, en tout cas lorsqu’une telle demande est formulée en référé.
La portée de cette décision en matière d’appréciation des données à caractère personnel d’un professionnel libéral devra être confirmée par la solution que retiendra le juge du fond si l’affaire se présente devant lui. Mais cette ordonnance rappelle à juste titre que les actions intentées à l’encontre de propos considérés diffamants ou injurieux doivent observer les règles prévues par la loi de 1881 et ne sauraient être fondées sur le droit des données personnelles.
[1]TGI de Paris, ordonnance de référé du 6 avril 2018
[2]Pour aller plus loin
01
avril
2019
Divulguer, c’est dénigrer!
Author:
teamtaomanews
La divulgation de l’existence d’une action en justice n’ayant pas donné lieu à une décision de justice peut-elle constituer un acte de dénigrement ?
La Chambre commerciale de la Cour de cassation répond par la positive dans un arrêt rendu le 9 janvier 2019.
La société Keter Plastic, fabricante de produits en plastique dont certains produits sont vendus par la société Plicosa, a assigné en contrefaçon la société Shaf en 2012. Cette action a été rejetée par un jugement rendu en 2013, confirmé par un arrêt rendu en 2015. La société Plicosa a divulgué l’existence de cette action en justice dès 2012 aux distributeurs de la société Shaf.
La société Shaf a alors assigné la société Plicosa en paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale en arguant de l’existence d’une campagne de dénigrement à son encontre. La Cour d’appel a infirmé le jugement rendu en première instance et a rejeté l’action engagée par la société Shaf au motif que la requérante ne démontrait pas le caractère non-objectif, excessif, dénigrant voire mensonger des informations divulguées par la défenderesse.
La société Shaf soutient que la divulgation d’une action en justice, même n’ayant pas donné lieu à une décision de justice, à sa clientèle par la société Plicosa est fautive dès lors qu’elle a conduit plusieurs clients à renoncer à leurs commandes.
La société Plicosa conclut au rejet du pourvoi en indiquant que les messages informant les distributeurs de l’action en justice en contrefaçon n’étaient pas accompagnés de propos mensongers, excessifs, dénigrants ou menaçants susceptibles de constituer un acte de dénigrement.
La Cour de Cassation n’est pas du même avis et casse l’arrêt rendu par la Cour d’appel, au visa du nouvel article 1240 du code civil, au motif que « la divulgation à la clientèle, par la société Plicosa, d’une action en contrefaçon n’ayant pas donné lieu à une décision de justice, dépourvue de base factuelle suffisante en ce qu’elle ne reposait que sur le seul acte de poursuite engagé par le titulaire des droits, constituait un dénigrement fautif ».
La Cour de cassation clarifie également l’articulation entre la liberté d’expression et le dénigrement fautif en expliquant que l’information qui se « rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure » ne constitue pas un acte de dénigrement.
Cette décision confirme la jurisprudence de la Haute Cour qui considère que la divulgation d’une décision de justice non définitive constitue un dénigrement fautif.[1]
[1] Par ex.Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-10.800