Nouvelle loi sur les enfants influenceurs : la protection de l’intimité passe avant la viralité

Une loi promulguée le 19 octobre 2020 encadre l’exploitation commerciale de l’image des mineurs sur les réseaux sociaux. Le député qui en est à son origine, Bruno Studer, a répondu aux questions de TAoMA Partners.

 

TAoMA Partners : À quel besoin cette loi a-t-elle répondu ? Est-ce que des articulations avec d’autres lois telle que celle sur les enfants comédiens ont été prises en compte ?

Bruno STUDER : Effectivement, les enfants artistes, les enfants du spectacle et les mannequins sont protégés en France depuis plusieurs années par un régime très protecteur qui encadre leur durée maximum de travail, s’assure que des autorisations ont été accordées par la préfecture, que les enfants sont consentants, qu’ils sont bien instruits, pas forcément scolarisés mais en tout cas instruits. La loi s’assure aussi que leurs intérêts financiers sont protégés dans la mesure où 90% des sommes générées par leur activité est placée sur un compte en banque géré par la Caisse des Dépôts et Consignations – montant auquel ils ont accès une fois qu’ils sont émancipés, c’est-à-dire à l’âge de la majorité mais parfois avant s’il y a une décision dans ce sens.

Or je me suis aperçu, alerté par des associations et par des journalistes, que les enfants dits « influenceurs » ou « youtubeurs » ne bénéficiaient pas de cette protection. Cette loi vient donc combler ce qu’on appelle un vide juridique, en étendant le régime dit « des enfants du spectacle » aux enfants influenceurs.

 

Concrètement, en quoi et comment cette loi protège-t-elle les enfants ? 

Il y a différentes dispositions dans la loi qui protègent ces enfants et font peser des responsabilités sur les parents qui sont en première ligne dans l’activité de leurs enfants. La loi fait aussi peser des responsabilités sur les entreprises qui font appel à ces enfants pour faire de la publicité, ce qu’on appelle du placement de produit. Et la loi crée aussi des responsabilités sur les plateformes, dans la mesure du possible car on est dans un régime juridique assez contraignant en la matière. Les plateformes profitent, en effet, de l’activité de ces enfants pour générer des revenus qu’elles partagent après avec les enfants et leurs parents.

Il y a deux grands cas : le premier où le juge pourra établir assez facilement qu’il existe une relation de travail parce que la personne qui filme donne des consignes à des enfants qui les exécutent. Beaucoup de ces vidéos sont scénarisées : les enfants ont répété, plusieurs prises ont visiblement été faites pour arriver à un bon résultat. Dans ces cas-là, qui représentent la très grande majorité des cas qu’on a pu observer sur les réseaux sociaux, on aura le même régime que pour les enfants du spectacle. C’est-à-dire que si aucune autorisation n’a été demandée par les parents, ils pourront être accusés et éventuellement condamnés pour travail dissimulé concernant un mineur, ce qui les expose à des peines très graves.

Dans le second cas, la preuve de l’existence de consignes n’est pas forcément facile à établir. Je prends un exemple : un enfant qui joue bien au foot et qui se fait filmer n’obéit pas à la consigne de la personne qui tient la caméra, il obéit à celle de son entraineur ; mais quoi qu’il arrive, on le filme, on monte la vidéo, et puis elle a du succès, elle est partagée, elle est vue, il y a des gens qui s’abonnent à la chaine de partage de vidéos en ligne sur la plateforme qui l’héberge. Ensuite, une entreprise demande à pouvoir recourir à cet enfant influenceur et dit souhaiter que, dans une prochaine vidéo, l’enfant porte des chaussures ou un t-shirt de telle ou telle marque. Dans ce cas-là, il n’y a pas de relation de travail, parce qu’il n’y a pas de consignes, et pour autant on n’est plus dans du loisir dès lors que des revenus sont générés et que des gens en tirent profit. Dans ce cas-là, au-delà d’un certain seuil (à fixer par décret), le dépôt d’une déclaration sera demandé aux parents pour faire progressivement s’installer une relation protectrice envers l’enfant et en relation avec ses intérêts, qu’ils soient financiers, scolaires ou de santé.

Au-delà de ces deux cas principaux, la loi protège aussi les enfants en renforçant le droit à l’oubli. L’enfant pourra demander, avant même d’atteindre la majorité, le retrait de vidéos où il figure. C’est une chose à laquelle je tenais beaucoup parce qu’il peut très bien y avoir des enfants, par exemple des collégiens, qui ne souhaitent pas que des vidéos où on les voit tout petits restent en ligne.

Les entreprises qui feront appel à ces enfants pour faire du placement de produits devront, hors cas de relation de travail, s’assurer que les parents ont bien fait cette déclaration auprès de la préfecture. Dans le cas contraire, elles pourraient être condamnées à des amendes. Il s’agit de les responsabiliser progressivement.

Enfin, les plateformes devront retirer les vidéos dans lesquelles apparaissent des enfants, si on les informe que les demandes d’autorisation n’ont pas été formulées dans le cadre d’une relation de travail.

 

Les plateformes n’ont donc pas d’obligation a priori ?

Non, parce que de toute façon on n’est pas en mesure de la leur imposer. On aurait pu l’imposer à quelques-unes mais pas aux plus petites d’entre elles ni aux entreprises de droit américain, par exemple, en raison du principe juridique de territorialité. Le contrôle a priori est celui des parents qui restent les premiers responsables, ainsi que celui des entreprises qui devront vérifier que les déclarations ont bien été faites. Pour les plateformes, il s’agit effectivement d’une responsabilité a posteriori.

 

Les seuils rendant obligatoire la déclaration à la préfecture seront-ils des seuils relatifs aux revenus générés ? Ou au nombre de vidéos ?  

C’était toute la question car on peut très bien imaginer que des parents y verraient un filon et multiplieraient les vidéos sans forcément avoir de succès, tout en sollicitant beaucoup leur enfant. Il fallait donc trouver différentes catégories de seuils et ce sont ceux-là qui doivent être maintenant fixés par décret.

La difficulté par rapport au champ d’application de l’article 3 de la loi, c’est de savoir comment protéger quelqu’un qui n’entre pas dans le champ d’une relation de travail, alors que le principe, en France, c’est que les parents sont les détenteurs et les protecteurs de l’image de leur enfant et des droits afférents. Désormais, des responsabilités pèsent sur les parents même dans le cas où l’on n’est pas dans une relation de travail.

 

Faut-il nécessairement passer par l’intermédiaire d’une agence ? Parfois, la relation n’existe qu’entre les parents et les enfants, sans tiers.

C’est toute la difficulté. Même dans le cas de la relation de travail, en fait, la difficulté c’est qu’il n’y a pas de tiers. Dans le cas d’un enfant du spectacle ou d’un enfant mannequin, le parent est là comme intermédiaire, il joue le rôle du tiers entre l’enfant et le producteur, ou entre l’enfant et l’entreprise. Dans le cas des enfants influenceurs, c’est complètement remis à plat car le parent est à la fois producteur, scénariste et éditeur de la vidéo. Effectivement, les parents vont donc devoir faire les démarches et pouvoir bénéficier d’une relation directe avec une entreprise qui voudrait faire appel à leur enfant, mais tout en étant déclarés en tant qu’entreprise soit de mannequinat, soit de production. Mais on ne peut pas imposer un tiers entre le parent et l’enfant. C’est une vraie difficulté que l’on a clarifiée puisque, quoi qu’il arrive, le parent sera considéré comme étant l’employeur de l’enfant qui se trouve dans une relation de travail et le parent devra obéir à toutes les règles qui régissent les activités d’entreprises de mannequinat ou autre.

 

Est-ce que cela change quelque chose pour les annonceurs ?  

Les annonceurs pourront toujours continuer à passer par des agences si les parents décident eux aussi passer par les agences, et si les parents sont eux-mêmes constitués en agence ils pourront s’adresser directement aux parents.

Dans le cas où l’on n’est pas dans une relation de travail, où il n’y a pas de contrat signé entre l’enfant et les parents, il faudra que les annonceurs aient quand même vérifié que les parents ont fait cette déclaration auprès de la préfecture. Dans le cas où l’on étend le régime des enfants du spectacle aux enfants « youtubeurs », l’annonceur devra faire les vérifications nécessaires sous peine d’être considéré comme étant complice de travail dissimulé de mineur.

 

Quel rôle est réservé aux plateformes ?

Dans la proposition de loi initiale, je faisais peser sur les plateformes l’obligation d’aller vérifier a priori que l’enfant était couvert, soit par le régime de l’autorisation, soit par celui de la déclaration. Je regrette que cela n’ait pas été conservé mais c’est le jeu de la proposition de loi : on propose, puis il y a un dialogue interne au Parlement et ensuite avec le gouvernement.

Dans les faits, on ne peut pas contraindre les plateformes parce que ce sont souvent des entreprises de droit étranger et qu’elles s’abritent derrière le cadre juridique existant. J’aurais pu imposer cela à Dailymotion mais pas à YouTube, alors que c’est essentiellement sur cette dernière que se produit le phénomène des enfants influenceurs. Les plateformes sont bien conscientes d’être protégées mais on évolue à leur égard, que ce soit pour les questions liées aux enfants influenceurs, sur la haine en ligne ou sur toute forme de responsabilité dans le cadre de la directive e-commerce de droit européen de 2000 qui fixe un statut très clair sur les plateformes qui sont de simples hébergeurs et pas des éditeurs.

En revanche, j’ai eu un dialogue très nourri avec ces plateformes en ce qui concerne les enfants influenceurs. La loi établit un devoir de coopération placé sous l’égide du CSA – dont on ne cesse de renforcer les pouvoirs de contrôle, ces dernières années. Le CSA produira chaque année un bilan de ce qu’auront fait, ou pas, les plateformes au sujet des enfants influenceurs. Les plateformes se verront imposer un devoir d’information envers leurs usagers, en particulier auprès des enfants et des parents en ce qui concerne les règles auxquelles ils doivent obéir.

Le régime de responsabilité des plateformes est donc relativement restreint mais on espère que cette collaboration, qui est la seule qu’on peut leur imposer, donnera des résultats. Au fond, il y a un enjeu de réputation : YouTube n’a certainement pas envie d’être taxé de complicité d’exploitation de mineurs. C’est là-dessus qu’on a essayé de jouer.

 

Existe-t-il des lois équivalentes dans d’autres pays ?

Nous sommes les premiers à encadrer la protection des enfants « youtubeurs » dans le cadre du droit du travail. C’est aussi cela qui fait qu’on est la France : on montre la voie, on montre l’exemple.

La proposition de loi avait été l’occasion de publications de presse partout dans le monde : il y a eu un véritable intérêt pour le sujet. Mais il faut bien avoir conscience du régime très protecteur du droit français par rapport aux enfants. Il faut rappeler que le travail d’enfants est interdit sauf dérogation, en France.

 

Y a-t-il une prochaine étape prévue pour renforcer les dispositions de cette loi ?

Nous verrons comment évolue le cadre juridique européen avec les deux directives DSA (Digital Services Act) et DMA (Digital Market Act) qui sont actuellement à l’étude et ce qu’elles pourront imposer ou pas aux plateformes.

La véritable question qui se pose aujourd’hui, au-delà des enfants influenceurs, c’est la question du droit à l’image de l’enfant. Encore une fois, l’image de l’enfant appartient aux parents qui sont censés en être les protecteurs mais on voit bien les tentations actuelles d’exposer l’intimité de l’enfant, ce qui revient presque à la violer – et j’utilise volontairement ce terme fort car lorsqu’on montre son enfant dans tous les moments de sa vie privée, on ne respecte plus son intimité. Il faut inventer un nouveau droit à l’image alors que l’image est maintenant partout, tout le temps. Je fais souvent référence à cette directive e-commerce qui a été adoptée à un moment où les smartphones n’existaient pas, où les plateformes de partage de vidéos et de photos n’existaient pas. Il y a un changement encore plus profond à mener autour du droit à l’image de l’enfant, un sujet qui est porté par des associations de protection de l’enfance, notamment celles qui œuvrent sur Internet qui sont alarmées par la surexposition des enfants.

J’ai toujours affirmé, pendant la discussion parlementaire, qu’à la tentation de la viralité il fallait privilégier l’impératif de l’intimité. Je pense que c’est maintenant que l’on doit être très attentifs. Mais le débat n’est pas que législatif, il est aussi sociétal. Ce n’est pas parce qu’il existe des lois qu’elles sont respectées, ce n’est pas parce que la loi sur les enfants influenceurs entre en vigueur au moment de cet entretien qu’elle sera respectée et qu’il n’y aura plus d’abus. Ce n’est pas parce qu’il y a des limitations de vitesse sur les routes que tout le monde respecte les limitations de vitesse. En revanche, la loi crée des outils pour les cas d’abus – et ils existent, ils ne sont pas forcément aussi nombreux et aussi fréquents que certains peuvent avoir envie de croire. On reporte vite sur Internet beaucoup de responsabilités dans les déviances de notre société alors qu’il y a des très bonnes choses qui se passent sur Internet. Il y a des enfants influenceurs dont l’activité est très saine et qui font profiter d’autres enfants de leur passion, de leur savoir-faire. Il faut juste vérifier qu’ils le font dans le respect de leur intérêt supérieur : c’est un impératif constitutionnel français, c’est aussi un impératif conventionnel, prévu par des textes internationaux.

Donc pour vous répondre, la première étape désormais, je pense, est de convaincre d’autres pays de suivre l’exemple de la France.

 

Les usages évoluent, notamment parce que de nouvelles plateformes apparaissent avec un fonctionnement spécifique. Les associations ont-elles un rôle de lanceur d’alerte ?

Ce sont les associations qui, les premières, ont essayé de faire condamner des parents pour exploitation, travail dissimulé ou autres motifs invoqués en justice à l’époque. Mais elles avaient été déboutées parce que l’on considérait que c’était une activité de loisir et pas du travail. Grâce à cette loi, ces associations auront accès plus facilement à des informations que les plateformes devront leur communiquer.

Leur activité se poursuivra également sur d’autres sujets : il y a, par exemple, une action en justice en cours sur l’accès à la pornographie par les mineurs. Six sites ont été signalés au CSA qui devrait bientôt les mettre en demeure de sécuriser le cheminement d’accès à leurs contenus. Ces associations ont aussi un rôle essentiel de sensibilisation ; elles ont parfois des partenariats avec des plateformes elles-mêmes, visitées par les enfants, pour faire passer des spots de sensibilisation. On compte beaucoup sur ces associations.

 

Y a-t-il dans la loi des dispositions protégeant les enfants qui sont de l’autre côté de l’écran ?  

C’est vrai que cela fait partie des sujets qui sont encore devant nous. D’ailleurs, on parle plus souvent des enfants qui sont devant les écrans que de ceux qui sont derrière. Cette loi met surtout l’éclairage sur ceux qui sont derrière.

Il est nécessaire de mettre en place de nouvelles règles sur les enfants qui sont devant ces écrans, ce qui est plus difficile en ligne qu’ailleurs. Il y a des choses que vous pouvez voir sur les chaines de ces enfants influenceurs que vous ne pourrirez plus voir à la télévision en raison des règles applicables à l’audiovisuel et des chartes d’autorégulation qui sont très contraignantes. Mais la publicité sur Internet est beaucoup plus difficile à réguler, en tous les cas à l’échelle d’un pays. Un enfant montré en train de manger des bonbons ou des chips devant la télévision, en train de jouer devant son ordinateur et de manger de la junk food : c’est quelque chose que vous ne voyez plus à la télévision, au cinéma ou dans les publicités mais qui reste présent sur les chaînes de vidéos en ligne. La régulation à inventer ne pourra se faire qu’à l’échelle de plusieurs pays, de l’Union européenne dans un premier temps et peut être de l’OCDE ensuite. En effet, c’est très facile de faire héberger sa chaine ailleurs qu’en France.

Les entreprises l’ont bien compris avec l’enjeu réputationnel qui s’impose à elles. Au moment où la loi a été discutée à l’Assemblée nationale, la Fédération française des industries du Jouet et de la Puériculture a publié une charte relative, justement, aux enfants influenceurs. La loi a donc eu ses premiers effets avant sa promulgation.

Enfin, il faut appeler à la responsabilité collective. J’aime à dire que la loi ne peut pas tout ; il y a des dérives auxquelles on va devoir s’atteler dans les prochains temps, notamment en termes de messages publicitaires. Mais la France a besoin, pour cela, de partenariats européens et j’espère que les directives DSA et DMA iront dans le bon sens.

 

Interview réalisée à Strasbourg le 20 avril 2021 (jour de l’entrée en vigueur de la loi)

 

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