21
janvier
2022
« L’homme à la pelle et en slip » gagne son procès contre France Télévisions
Il n’est probablement plus nécessaire d’expliquer ce qu’est un « mème » sur Internet : notre imaginaire contemporain est désormais envahi par Grumpy cat, Disaster girl et autres Jawad.
Si Grumpy cat ne s’est jamais plaint de sa notoriété numérique, d’autres inspirateurs non consentants de ces engouements créatifs ont pu s’estimer victimes de préjudices liés à l’exploitation de leur image.
Il en va ainsi d’un résident du département des Landes devenu, contre son gré, célèbre sous le nom de « l’homme à la pelle et en slip » à la suite de la diffusion de son image lors d’un reportage diffusé sur France Télévisions en 2015, et qui a récemment obtenu réparation de la part du tribunal judiciaire de Dax.
Les faits sont les suivants : une équipe de journalistes a couvert une action de la Ligue pour la Protection des Oiseaux destinée à dénoncer l’utilisation de pièges à oiseaux illégaux, utilisés en l’occurrence sur une propriété privée. Alarmé par les cris de sa vieille mère et pris au dépourvu lors de sa toilette matinale, le propriétaire des lieux et des pièges a surgi hors de sa maison, armé d’une pelle, en slip et en T-shirt malgré la froidure de novembre, pour défendre son bien au détriment de sa dignité, dans l’ignorance qu’il était de la présence de photographes et de l’équipe de tournage.
Les images ont tout de suite été diffusées, entraînant une prolifération de mèmes qui a assuré à cet agriculteur anonyme une célébrité autant mondiale qu’indésirée.
Après une légère condamnation, confirmée en appel, pour violences volontaire du fait de l’usage de la fameuse pelle sur un des militants ornithophiles, l’agriculteur landais, pensant peut-être tardivement que la meilleure défense était la contre-attaque, décida de saisir les tribunaux pour atteinte à sa vie privée. Il a obtenu gain de cause, sinon sur le quantum, du moins sur le principe, dans une décision (dont nous ne savons pas si elle a été ou sera frappée d’appel) juridiquement intéressante, au-delà de son aspect médiatique.
La demande de requalification en diffamation a été rejetée
Tout d’abord, et assez classiquement, la société défenderesse a tenté de neutraliser les demandes, soumises à une prescription quinquennale puisque fondées sur l’article 9 du code civil, en réclamant leur requalification en action en diffamation. Cela aurait pu avoir pour effet de voir prononcée la prescription (trimestrielle en matière d’infractions de presse) et la nullité de l’assignation.
On a toutefois du mal à imaginer comment ce premier argument aurait pu prospérer dans la mesure où les faits semblent très éloignés de l’imputation de faits mensongers relativement à la personne du demandeur, susceptibles d’atteindre son honneur ou sa considération. Certes, l’honneur et la considération du demandeur avaient été endommagés par la diffusion des images, mais sans qu’une telle atteinte résulte de l’imputation ou allégation d’un fait.
C’est donc bien une atteinte au droit au respect de l’image du demandeur, élément de sa vie privée, qui justifiait les poursuites.
L’action pénale préexistante n’a pas autorité de la chose jugée sur cette action civile
France Télévisions a ensuite tenté d’obtenir l’irrecevabilité de l’action au motif que les demandes auraient été l’objet de décisions judiciaires passées en force de chose jugée. Mais le tribunal a considéré qu’il n’avait existé aucune demande relative à l’atteinte à la vie privée, formulée par l’homme affublé d’accessoires de mode et de jardinage, lors de son procès correctionnel.
L’atteinte à la vie privée, disproportionnée eu égard au caractère d’intérêt général du reportage, est reconnue
Le tribunal considère qu’on ne saurait considérer le demandeur responsable de sa tenue indécente puisqu’il ignorait la présence de caméras et d’appareils photo et qu’il a dû agir précipitamment : « il n’est ainsi pas établi qu’il s’est volontairement et spontanément présenté devant les journalistes dans cette tenue ».
La défenderesse a tenté vainement d’invoquer le motif d’intérêt général qui, en d’autres circonstances, peut l’emporter sur la protection de la vie privée (par exemple, Cass. Civ. 1e, 13 mai 2014, n° 13-15819, lorsque les personnes photographiées sont des personnalités notoires et que les images diffusées ne révélaient rien qu’elles n’aient déjà rendu public sur leur vie privée, et alors que les photographies étaient pertinentes au vu du contenu de l’article).
En effet, en l’espèce, l’objet d’intérêt public du reportage, la chasse illégale d’oiseaux, ne justifiait pas la diffusion de l’image du demandeur qui constituait une atteinte disproportionnée dès lors que son visage n’était pas flouté.
C’est donc la prise de vue et la diffusion non consentie de l’image non floutée du demandeur en sous-vêtements, sur sa propriété, et alors que son visage était clairement reconnaissable qui constitue, au sens du tribunal, l’atteinte à la vie privée (au respect du droit à l’image) du demandeur ; selon le tribunal, les images diffusées « sont dégradantes et portent atteinte à sa dignité ». Leur répercussion via les parodies fleurissant sur Internet les a en outre rendues « humiliantes » et le tribunal en tient la défenderesse responsable car elle a « pu faciliter la multiplication des détournements ». Le tribunal identifie donc un lien de causalité direct entre la faute commise par France Télévisions et le préjudice lié à l’identification du demandeur sous le sobriquet humiliant de « l’homme en slip et à la pelle » et rejette l’argument de la défenderesse de la présence d’autres équipes que la sienne, puisqu’elle a elle-même diffusé les images sur des chaînes nationales à des heures de grande écoute, participant ainsi à l’étendue du préjudice du demandeur. Elle est donc tenue responsable à elle seule du préjudice directement subi par sa faute, y compris en raison de la diffusion épidémique subséquente des images sur la toile.
Une décision conforme à la jurisprudence : le critère du consentement à la diffusion
Il aurait pu être considéré, au-delà de la transformation du demandeur en objet de moqueries, que la diffusion de l’image d’une personne en slip et t-shirt n’est pas, en soi, de nature à porter atteinte au respect de son image, tant nous sommes, depuis quelques décennies confrontés quotidiennement à l’image de nos semblables en petite tenue dans les médias et en ligne. Mais c’est bien sûr la notion de consentement, absente de l’article 9 du code civil mais reprise à plusieurs moments par le tribunal (et prévue à l’article 226-1 du code pénal, qui aurait pu être invoqué), qui justifie la condamnation.
Il s’agit là d’un critère en partie subjectif puisque, par exemple, un mannequin peut autoriser la publication de photographies pour lesquelles il a posé en lingerie, et interdire des photographies analogues : le même type d’image peut constituer une atteinte ou non. Il s’agit là également de s’assurer du consentement, qui se manifeste chez les professionnels par un engagement contractuel. Par exemple, le tribunal de grande instance de Bobigny a condamné une société de vente de lingerie pour la publication de photographies d’une modèle au visage identifiable, en sous-vêtements, alors que celle-ci considérait que son droit à la vie privée sur le fondement de l’article 9 du code civil avait été violé, faute d’autorisation donnée à la société (12 mars 2012, RG n° 12/00212).
Le tribunal de grande instance de Nanterre a également condamné une société de presse pour avoir notamment diffusé l’image d’un homme en sous-vêtements, issue d’une campagne publicitaire pour de la lingerie mais détournée de son contexte pour illustrer, aux côtés d’autres photographies, la relation intime de cette personne alors anonyme avec une ancienne miss France : l’utilisation détournée de cette image a été considérée comme portant atteinte à son droit à la vie privée alors même que la première diffusion de la photographie avait été consentie (26 novembre 2015, RG n° 14/07025).
Dernier exemple, le tribunal de grande instance de Paris a considéré, dans un jugement du 4 février 2004, RG n° 04/02512, que la diffusion, accompagnée de commentaires moqueurs, de l’image prise dans le cadre d’une activité ressortant de la vie privée, d’un personnage public « seulement vêtu d’un boxer blanc – qui peut passer pour un sous-vêtement – porte atteinte à l’intimité de sa vie privée ».
On pourra rapprocher ces jugements d’espèce d’un arrêt récent de la Cour de cassation (Crim. 20 octobre 2021, n° 20-83622) qui a rappelé que les juges du fond doivent constater expressément l’absence de consentement à la diffusion d’une personne en sous-vêtements photographiée dans un lieu privé pour caractériser l’atteinte à la vie privée (certes, en se fondant dans cet arrêt sur les dispositions précitées du code pénal et non sur l’article 9 du code civil).
La difficile évaluation et la probablement impossible cessation du préjudice subi
Le demandeur obtient donc une réparation à hauteur de 10.000 euros (et 5.000 euros de frais de justice), alors qu’il en demandait vingt fois plus. On peut s’étonner de l’octroi d’une somme relativement modeste eu égard au préjudice subi, quand bien même la victime était et reste relativement anonyme, et alors que le tribunal n’a pas hésité à qualifier de dégradant et d’humiliant ce qu’elle a subi. Ce d’autant plus que les dommages-intérêts sont d’ordinaire amoindris par les tribunaux lorsque la victime a elle-même, par le passé ou par la suite, diffusé volontairement des images d’elle en sous-vêtements ou nue (par exemple, tribunal de grande instance de Nanterre, 4 septembre 2014, RG n° 13/10518) – ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
La juridiction ne s’étend guère sur les critères qui lui ont permis d’évaluer le montant de la condamnation – et rejette ironiquement la demande de publication judiciaire au motif que cette publication ne ferait que prolonger le préjudice en rappelant « ‘l’image de l’homme en slip et à la pelle’ que Monsieur X voudrait faire oublier ». Elle ordonne également l’exécution provisoire eu égard à l’ancienneté de l’affaire.
La question que pose cette affaire, c’est celle de la réparation effective de préjudices subis en ligne, et de leur cessation. France Télévisions a été condamnée à flouter l’image litigieuse et à ne plus diffuser le reportage. Mais cela n’empêchera pas les mèmes de rester en ligne : rien ne disparaît jamais complètement d’Internet comme l’apprennent les victimes de diffusions d’images de leurs corps nus et qui ont beau faire condamner le responsable de leur diffusion : même s’il existe des outils juridiques pour obtenir le retrait des images préjudiciables, la tâche peut être sans fin et seul le désintérêt et la lassitude du public peuvent reléguer efficacement dans les confins du web les traces du dommage.
Jérémie Leroy-Ringuet
Avocat à la cour
Tribunal judiciaire de Dax, 15 septembre 2021, RG n° 18/01539. Décision non publiée, communiquée sur demande à contact-avocat@taoma-partners.fr
08
octobre
2019
Publication de la mauvaise photo : atteinte à la vie privée et non diffamation
Author:
teamtaomanews
Dans un arrêt rendu le 12 septembre 2019 dont la solution est classique, la première chambre civile de la Cour de cassation a rappelé l’interprétation stricte des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse en matière de qualification des faits et de prescription applicable.
L’arrêt oppose une personne physique, M. Farid Z, à la société détentrice du quotidien Sud-Ouest. M. Z reprochait à la publication d’avoir utilisé une photographie de sa personne pour illustrer un article publié en ligne et concernant M. Riyad K, suspecté de participation à un projet terroriste.
Après que la société a reconnu que la photographie avait été publiée par erreur, elle a été condamnée en appel sur le fondement de l’article 9 du Code civil invoqué par la partie demanderesse et qui entend protéger le respect de la vie privée en permettant au juge de « prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée ».
Dans le pourvoi, la société estime que le juge du fond aurait dû opérer une requalification du fondement et maintient que les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 relatives à la diffamation et à son régime dérogatoire du droit commun auraient dû s’appliquer. Selon elle, en effet, les faits relevaient de la qualification de diffamation laquelle est caractérisée par « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne (…) » commis par voie de la presse ou tout autre moyen de publication (article 29 de la loi de 1881). Cette requalification aurait eu pour effet de rendre l’action de M. Z prescrite par le délai de trois mois prévu à l’article 65 de la loi précitée.
La demanderesse au pourvoi considérait donc que la Cour d’appel s’était contredite dans ses motifs. En effet, il lui était reproché de ne pas avoir retenu la qualification de diffamation pour la simple raison, selon la cour, que le plaignant n’était pas identifiable sur la photographie et qu’elle ne saurait être diffamée en raison de propos tenus au sujet d’une autre personne, tout en lui ayant octroyé des dommages et intérêts sur le fondement de l’article 9 du Code civil, « au regard du préjudice moral pouvant résulter du fait d’être assimilé à M. K. compte tenu des faits alors imputés à celui-ci, dans la mesure où il était parfaitement identifiable par son entourage familial, social et professionnel ».
Néanmoins, la haute juridiction a confirmé l’arrêt de la cour d’appel retenant la qualification d’atteinte à la vie privée et rejetant par conséquent l’application du régime de prescription trimestrielle du droit de la presse.
En effet, il n’y a diffamation que si le particulier est visé, ou mentionné, de manière directe ou identifiable. L’atteinte à la personne étant, par définition, strictement personnelle, seule la personne visée a qualité à agir en diffamation. Cependant, il est important de mentionner que l’article 29 de la loi sur la liberté de la presse dispose que l’action en diffamation peut être ouverte « même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommé, mais dont l’identification est rendue possible par les termes » utilisés. La jurisprudence a déterminé qu’il est à la charge de la victime de démontrer qu’elle est identifiable dans la publication par ses proches ou par un « cercle restreint d’initiés » (Cass. Crim., 15 nov. 2016, n°15-87241).
En l’espèce, le juge du fond a retenu à bon droit que, si la photographie de M. Z était incluse dans l’article, il n’était fait nulle mention du nom du requérant et l’article ne lui imputait aucun des faits litigieux. Dès lors, la Cour exclut la qualification de diffamation et en conclut que le régime dérogatoire en matière de prescription n’avait pas à s’appliquer.
Rappelons enfin que cet arrêt, s’il ne fait que confirmer une interprétation stricte et bien connue de la loi sur la presse, est rendu dans un contexte mouvementé. Alors que, sous le précédent quinquennat, il avait été question de sortir de la loi de 1881 toutes les dispositions relatives au racisme, ce sont précisément celles relatives à l’injure et à la diffamation qui aurait pu s’en émanciper si le projet de la Garde des sceaux, vivement contesté, n’avait été finalement enterré par le Premier ministre à l’été 2019. La loi de 1881 résiste, encore et toujours…
Willems Guiriaboye
Stagiaire
Jérémie Leroy-Ringuet
Avocat
Cour de cassation, 1e chambre civile, 12 Septembre 2019 – n°18-23108
Décision non publiée, communiquée sur demande à contact@taoma-partners.fr
24
mai
2019
Compteurs Linky et RGPD, le courant passe bien
Author:
teamtaomanews
La Société Enedis devrait dans les prochaines semaines passer le cap des 20 millions d’unités en service pour le compteur électrique connecté Linky. Un chiffre symbolique quand on sait les réticences qu’a suscité cet appareil et les nombreux contentieux dont il a fait l’objet.
Dernier épisode dans la saga juridique du compteur, le juge des référés du TGI de Bordeaux a rejeté le recours collectif formé par plus de 200 personnes qui considéraient que l’appareil leur causait un trouble manifestement illicite ou les exposait un dommage imminent notamment eu égard au droit de la consommation et au principe de précaution en matière environnementale. Un troisième moyen était fondé sur la violation du Règlement général sur la protection des données (« RGPD ») et ses principes de transparence et de consentement éclairé. Les demandeurs soutenaient que la collecte et le traitement des données personnelles des utilisateurs du compteur seraient effectués sans leur consentement, et pour une utilisation qu’ils qualifiaient d’ « opaque ».
Le juge justifie son rejet de ce moyen en expliquant que les données collectées par Linky font l’objet d’« une anonymisation des informations pendant leur transmission, d’une part par leur cryptage, et d’autre part par l’absence de toute référence d’identification nominative ». Elles perdraient donc ainsi leur caractère personnel, identifié ou identifiable, nécessaire à l’application des mesures du Règlement. Le juge estime par ailleurs que les demandeurs n’ont pas apporté la preuve suffisante d’un traitement illicite des données collectées par Enedis. Seule victoire pour ces derniers, la pose d’un compteur dans un immeuble où résident des personnes hypersensibles aux ondes électromagnétiques devra s’accompagner d’un système de filtrage.
Cette ordonnance constitue, après les déboires de l’appareil avec la CNIL, une nouvelle validation de sa conformité avec le droit des données personnelles. Il a en effet été reproché l’an dernier à la société Direct Énergie (partenaire d’Enedis) de manquer à ses obligations quant au recueillement d’un consentement libre, éclairé et spécifique, au sens de l’article 7 de la loi Informatique et Libertés[1]. La société avait par la suite rectifié le tir, ce qui avait résulté en une clôture de la mise en demeure par la Commission[2].
Après cette décision qui adoubait Linky comme conforme à la Loi Informatique et Libertés, Le juge des référés du TGI de Bordeaux rejoint donc l’autorité de contrôle en reconnaissant la conformité du traitement au règlement, assurant sa légalité auprès de la nouvelle législation. Une décision à forte portée symbolique pour un appareil qui aura, dès sa conception, fait l’objet d’inquiétudes et d’un suivi particulièrement attentif sur le plan du traitement de données.
Référence et date : Tribunal de grande instance de Bordeaux, 23 avril 2019
Lire la décision sur Legalis
[1] CNIL, Décision MED n° 2018- 007 du 5 mars 2018 mettant en demeure la société DIRECT ENERGIE
[2] CNIL, Décision du 24 octobre 2018, Clôture de la décision n°MED-2018-007 du 5 mars 2018 mettant en demeure la société DIRECT ENERGIE