07
avril
2020
Impact de la déchéance pour non-usage sur une action en contrefaçon de la marque déchue
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teamtaomanews
La marque semi-figurative SAINT GERMAIN a été enregistrée en France le 12 mai 2006 par la société AR pour désigner des boissons alcooliques, des cidres, des digestifs, des vins et des spiritueux. De son côté, la société la Cooper International Spirits distribuait, sous la dénomination « St-Germain », une liqueur fabriquée par la société St Dalfour et par les Etablissements Gabriel Boudier.
Le 8 juin 2012, la société AR a assigné ces trois sociétés en contrefaçon de marque devant le Tribunal de grande instance de Paris. Toutefois, dans une instance parallèle, le TGI de Nanterre a prononcé la déchéance de la marque semi-figurative SAINT GERMAIN de la société AR pour défaut d’usage, avec prise d’effet au 13 mai 2011, premier jour suivant la période de grâce. La titulaire déchue a néanmoins maintenu son action en contrefaçon pour les actes situés lors de la période antérieure à la déchéance, soit entre le 8 juin 2009 et le 13 mai 2011, période au cours de laquelle la marque n’était pas encore soumise à obligation d’usage.
L’ensemble de ses demandes a été rejeté par le Tribunal de grande instance de Paris en 2015 ; le jugement a été confirmé par la Cour d’appel de Paris le 13 septembre 2016. Cette dernière a en effet estimé que la société AR ne pouvait se prévaloir d’une atteinte portée à la marque SAINT GERMAIN, par un signe identique concurrent, alors même qu’elle ne présentait pas d’éléments probants permettant de témoigner d’une exploitation effective de ladite marque. Les juges du fond semblent donc avoir subordonné la potentielle condamnation pour contrefaçon à la preuve, ici manquante, que son titulaire l’exploitait, quand bien même la période quinquennale pour commencer l’usage de la marque courait encore.
Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et d’interroger à titre préjudiciel la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En substance, la question préjudicielle posée était de savoir si le titulaire d’une marque entretemps déchue en raison du défaut d’usage sérieux de celle-ci conserve toutefois le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage par un tiers – antérieurement à la date d’effet de la déchéance – d’un signe similaire créant une confusion avec sa marque.
L’indemnisation possible des préjudices antérieurs à la date d’effet de la déchéance pour non-usage
La Cour rappelle tout d’abord que, selon sa propre jurisprudence, le titulaire d’une marque non encore soumise à usage sérieux – donc avant la fin de la période quinquennale suivant son enregistrement – peut très bien agir en contrefaçon sur la base des produits et services désignés, sans avoir à prouver qu’il fait usage de sa marque (CJUE, 21 décembre 2016, Länsförsäkringar, C-654/15).
Or la situation est différente en l’espèce. La difficulté se situe précisément sur la portée des droits du titulaire sur la marque à l’expiration du délai de grâce, alors même que la déchéance a déjà été prononcée. En somme, une telle déchéance peut-elle avoir des incidences sur la possibilité du titulaire de se prévaloir, après l’expiration du délai de grâce, des atteintes portées à sa marque au cours de cette période ?
La CJUE répond par la positive, jugeant que les Etats membres ont « la faculté de permettre que le titulaire d’une marque déchu de ses droits à l’expiration du délai de cinq ans à compter de son enregistrement pour ne pas avoir fait de cette marque un usage sérieux dans l’État membre concerné pour les produits ou les services pour lesquels elle avait été enregistrée conserve le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage, par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire pour des produits ou des services identiques ou similaires prêtant à confusion avec sa marque ».
En effet, elle rappelle que la directive 2008/95 avait laissé aux Etats membres la faculté de déterminer l’étendue des effets de la déchéance d’une marque et que le législateur français avait fait le choix de faire produire ces effets à compter de l’expiration du délai de grâce et non antérieurement à ce délai. La France n’a donc pas fait le choix de permettre au contrefacteur allégué de soulever l’exception de l’absence d’usage au cours de la période de grâce pour s’exonérer des actes de contrefaçon.
Aussi, le titulaire d’une marque déchu de ses droits pour défaut d’usage sérieux conserve le droit de réclamer l’indemnisation du préjudice subi en raison de l’usage, par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire créant un risque de confusion avec sa marque.
La prise en compte du défaut d’usage en période de grâce dans le calcul de l’indemnisation
La CJUE précise ensuite la portée de sa propre décision, en spécifiant que le défaut d’usage au cours de la période de grâce est tout de même un « élément important à prendre en compte pour déterminer l’existence et, le cas échéant, l’étendue du préjudice subi par le titulaire et, partant, le montant des dommages et intérêts que celui-ci peut éventuellement réclamer ».
Ainsi, le préjudice subi par le titulaire d’une marque qui ne l’utilise pas se résume à l’atteinte au droit de propriété et exclut l’indemnisation de gains manqués et de profits réalisés indûment. Le préjudice moral est tout aussi relatif.
Une telle prise en compte de l’absence d’usage prive le titulaire déchu de ses dernières munitions. Si le droit français lui permet de faire valoir sa marque pour les faits antérieurs à la date d’effet de la déchéance, il serait en effet malvenu que cela lui permette de réclamer d’importants dommages-intérêts. Cela reviendrait en effet à légitimer la pratique des « trademark trolls », ces titulaires de marques qui n’exploitent pas leurs portefeuilles et les utilisent uniquement pour soutirer de l’argent à des tiers souhaitant les utiliser, via des contrats de licence ou des actions en contrefaçon.
La précision de la CJUE est donc un tempérament important destiné à sanctionner de telles pratiques et à limiter l’effet de l’interprétation du droit de l’Union qu’elle a été invitée à faire : le titulaire d’une marque déchue peut demander réparation d’actes contrefaisant sa marque avant la date de prise d’effet de la déchéance mais, s’il ne l’exploitait pas, son indemnisation s’en trouvera limitée.
Synthia TIENTCHEU TCHEUKO
Élève-avocate
Jérémie LEROY-RINGUET
Avocat à la Cour
Référence et date : Cour de justice de l’Union européenne, 26 mars 2020, affaire C‑622/18
Lire la décision sur Curia
06
février
2020
Arrêt « Sky » : coup d’épée dans l’eau ?
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teamtaomanews
Faute de forcer les titulaires à trancher dans les libellés de leurs marques, la CJUE a-t-elle porté un coup d’épée dans l’eau ?
L’opérateur britannique de télévision par satellite et câble Sky, titulaire de plusieurs marques éponymes, a agi au Royaume-Uni en contrefaçon de celles-ci à l’encontre du fournisseur de services Cloud SkyKick, qui avait déposé la marque « Skykick » et des variations de celle-ci. À titre reconventionnel, la startup a soutenu que l’enregistrement des marques invoquées par Sky était totalement ou partiellement nul aux motifs que i) les listes des produits et services désignés par ces marques manquaient de clarté et de précision et ii) les demandes d’enregistrement avaient été déposées de mauvaise foi. En effet, les marques avaient été déposées pour protéger des « logiciels », des « systèmes de communication » ainsi que des services de « télévision », lorsqu’en réalité une seule activité était envisagée : la vente d’un bouquet satellite.
D’un point de vue stratégique, l’enjeu de cette affaire est essentiel puisqu’il a trait à une problématique majeure en droit des marques. Il est effectivement important, au moment du dépôt d’une marque, d’avoir une vision tournée vers l’avenir et d’envisager si de nouveaux produits/services pourraient être commercialisés sous ce signe. Cependant, cette logique ne doit pas aboutir à accaparer des signes pour une liste de produits et services très large alors que leurs titulaires n’ont aucunement l’intention de les utiliser dans leur totalité.
Saisie du litige, la High Court of Justice (England and Wales) a décidé de surseoir à statuer et d’interroger à titre préjudiciel la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sur plusieurs points.
Défaut de clarté et de précision des produits et services : cause de nullité absolue ?
Pour rappel, en 2012[1], la CJUE avait rendu un arrêt retentissant dans lequel elle avait jugé que le demandeur d’une marque devait désigner les produits et les services pour lesquels la protection de la marque est demandée avec suffisamment de clarté et de précision, faute de quoi sa demande devait être rejetée.
SkyKick tente alors de faire étendre cette logique aux marques enregistrées, mais la Cour estime qu’une marque de l’Union européenne ou une marque nationale « ne peut pas être déclarée totalement ou partiellement invalide au motif que les termes utilisés pour désigner les produits et services pour lesquels cette marque a été enregistrée manquent de clarté et de précision », cette exigence ne faisant pas partie de la liste exhaustive de causes de nullité absolue prévue par les textes.
Désignation d’un libellé trop large lors du dépôt : cause de nullité pour mauvaise foi ?
Si une marque peut être déclarée nulle lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors du dépôt de la demande, cette notion n’est pas définie par les textes.
Les juges européens avaient déjà eu l’occasion de donner des pistes d’interprétation en estimant que la mauvaise foi est caractérisée lorsqu’il ressort d’indices pertinents et concordants que le titulaire d’une marque a introduit la demande d’enregistrement non pas dans le but de participer de manière loyale au jeu de la concurrence, mais avec l’intention de porter atteinte, d’une manière non conforme aux usages honnêtes, aux intérêts de tiers, ou avec l’intention d’obtenir, sans même viser un tiers en particulier, un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque, notamment de la fonction essentielle d’indication d’origine[2] (voir notre TAoMA News du 4 novembre 2019).
En ce qui concerne plus particulièrement le dépôt d’une marque sans aucune intention de l’utiliser pour les produits et services couverts par l’enregistrement, la CJUE a estimé qu’il est susceptible de constituer un acte de mauvaise foi, cette dernière pouvant n’entacher qu’une partie des produits et services visés au dépôt. Cependant, une telle mauvaise foi ne peut être établie que s’il existe des indices objectifs que le demandeur avait l’intention de porter atteinte aux intérêts de tiers d’une manière non conforme aux usages honnêtes ou d’obtenir un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque au moment du dépôt.
Enfin, la CJUE déclare que le droit de l’Union n’interdit pas à une disposition du droit national d’exiger du demandeur à l’enregistrement d’une marque qu’il déclare que sa marque est utilisée en relation avec les produits et services enregistrés, ou qu’il a une intention de bonne foi de le faire, tant qu’une violation de cette obligation n’entraine pas, en tant que telle, un motif de nullité d’une marque déjà enregistrée.
Bien que cet arrêt constitue un premier pas en avant vers un assainissement des registres des offices européens, encombrés de marques non utilisées, il ne marque pas le virage à 180° que certains attendaient et entérine une sorte de statu quo du système actuel de marques du droit de l’UE, laissant le lourd fardeau aux parties tierces de contester la bonne foi d’un titulaire.
Si le récent Paquet Marque – et sa transposition en droit français – ne remédie pas directement à cette problématique, en mettant un terme à la tarification unique du dépôt de marque (dont le coût ne variait pas entre une et trois classes), il pourrait inciter les déposants à réfléchir avant de déposer leurs marques pour de trop nombreux produits et services.
Référence et date : Cour de justice de l’Union européenne, 29 janvier 2020, dans l’affaire C‑371/18
Lire la décision sur Curia
Synthia TIENTCHEU TCHEUKO
Élève-avocate
Anita DELAAGE
Avocate
[1] CJUE, 19 juin 2012, C-307/10 « Chartered Institute of Patent Attorneys » dit arrêt IP Translator
[2] CJUE, 12 septembre 2019, C-104/18 « Koton Mağazacilik Tekstil Sanayi ve Ticaret/EUIPO »
23
janvier
2020
Le casse-tête juridique de la protection de la célèbre marque tridimensionnelle « RUBIK’S CUBE » enfin résolu !
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teamtaomanews
La résolution du célèbre casse-tête géométrique à trois dimensions est devenue source de nombreux records dans le monde, dont le temps le plus rapide jamais réalisé est de 3,47 secondes.
L’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO), ainsi que les juges de l’Union Européenne, auront mis quant à eux 13 ans pour trouver une solution à ce puzzle peu conventionnel, mais dans un contexte légèrement différent.
I- HISTORIQUE DE L’AFFAIRE « RUBIK’S CUBE »
En 2006, la société allemande Simba Toy a présenté une demande de nullité de la marque tridimensionnelle de l’Union Européenne « Rubik’s Cube » ci-dessous, enregistrée le 6 avril 1999 pour les produits suivants de la classe 28 : « Puzzle en trois dimensions » de la classe 28.
Au soutien de son action, elle invoquait la violation de l’Article 7, paragraphe 1, sous a) à c) et e), du Règlement n°40/94 (devenu Article 7, paragraphe 1, sous a) à c) et e), du Règlement 2017/1001) en vertu duquel ne peut être accepté à l’enregistrement les signes constitués exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique [1].
Aussi bien la Division d’Annulation que la Chambre de Recours de l’EUIPO et le Tribunal de l’Union Européenne (TUE), par décision du 25 novembre 2014 [2], ont rejeté la demande de nullité au motif que la représentation graphique de la marque contestée ne suggérait aucune fonction de rotation. En effet, d’après le TUE, la capacité de rotation du cube ne résulte ni des lignes noires verticales et horizontales, ni de la structure en grille figurant sur chacune des faces de ce cube, mais d’un mécanisme interne qui n’est pas visible sur la marque telle que représentée.
La société allemande exerça alors un recours devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), laquelle a rejeté le raisonnement du Tribunal et annulé la décision par arrêt du 10 novembre 2016 [3].
La Cour a considéré que pour examiner la fonctionnalité des caractéristiques essentielles du signe en cause, il convenait de prendre en considération la représentation graphique du signe, comme l’ont justement rappelé l’EUIPO et le TUE, mais également des éléments supplémentaires relatifs à la fonction du produit concret en cause.
La première chambre de recours de l’EUIPO, statuant sur renvoi, a, sans grande surprise, suivi le raisonnement de la CJUE et annulé la marque tridimensionnelle pour les produits de la classe 28 (jeux, jouets…) [4].
Celle-ci a jugé que les caractéristiques essentielles de la marque contestée, à savoir les lignes noires verticales et horizontales, la forme cubique du produit et les différences de couleur sur les six faces du cube, présentaient une fonction technique, bien que celle-ci ne soit pas visible sur le signe tel que représenté.
Il ressort effectivement des éléments de l’espèce qu’un « observateur raisonnablement avisé » sera à même d’identifier la fonction rotative du signe contestée dans la mesure où ce signe représente un puzzle en trois dimensions mondialement connu sous le nom de « Rubik’s Cube » et dont la finalité est de reconstituer un puzzle en faisant pivoter selon un axe, verticalement et horizontalement, des rangées de cubes plus petits de différentes couleurs jusqu’à ce que les neuf carrés de chaque face du cube soient de la même couleur.
Cette analyse est corroborée par une image fournie par la société allemande Simba Toy qui représentait un « Rubik’s Cube » en état d’utilisation, dont les lignes noires verticales et horizontales créent une séparation physique entre les cubes et permettent à un joueur de changer la position de ces cubes par rapport à d’autres.
En ce qui concerne la forme globale du produit, ainsi que les différentes couleurs, la Chambre de Recours a considéré qu’elles participaient également à l’obtention d’un résultat technique.
En conclusion, la marque tridimensionnelle de l’Union Européenne « Rubik’s Cube » a été considérée comme contraire à l’Article 7, paragraphe 1, sous e), ii), du Règlement n°40/94 et déclarée nulle.
C’était sans compter sur la ténacité de la société Rubik’s Brand Ltd, titulaire de la marque en cause, qui a formé un recours contre cette décision.
II- DÉNOUEMENT DE L’AFFAIRE « RUBIK’S CUBE »
Le TUE a donc, pour la seconde fois, tenté de résoudre le casse-tête « Rubik’s Cube », sauf que, cette fois, la solution paraissait plus évidente.
En effet, par décision du 24 octobre dernier, le TUE a également suivi le raisonnement de la CJUE et confirmé l’annulation de la marque contestée, tout en réformant la décision de la Chambre des Recours sur quelques points techniques.
D’une part, la société Rubik’s Brand Ltd contestait l’une des caractéristiques essentielles de la marque contestée, à savoir la différence de couleurs sur les six faces du cube.
Le Tribunal admet que cet élément ne peut constituer une caractéristique de la marque contestée dès lors qu’en l’absence de description de cette dernière et de revendication de couleurs dans la demande d’enregistrement, il ne saurait être déduit, sur la seule base de la représentation graphique du signe, que chacune des faces du cube comporte une couleur.
Toutefois, il estime que cette erreur d’appréciation de la part de la Chambre de Recours n’a aucune incidence sur la solution finale, à savoir la nullité de la marque contestée.
D’autre part, le Tribunal considère que les lignes noires sont nécessaires à l’obtention du résultat technique dès lors qu’elles représentent une séparation physique entre les cubes individuels, permettant au joueur de faire pivoter chaque rangée de petits cubes indépendamment les unes des autres afin de les regrouper dans la bonne combinaison de couleur. Sans cette séparation physique, « le cube ne serait rien d’autre qu’un bloc solide, ne comportant aucun élément individuel pouvant être déplacé de manière indépendante ».
En ce qui concerne la forme cubique du produit, le Tribunal estime que l’existence de formes géométriques alternatives n’est pas per se concluant, et ce conformément à la jurisprudence antérieure.
Aussi, la forme du produit « Rubik’s Cube » est nécessaire à l’obtention d’un résultat technique et ne peut, en conséquence, constituer une marque valable en vertu du droit de l’Union Européenne.
Si cette décision semble confirmer la position de la jurisprudence de l’Union Européenne en matière de marque tridimensionnelle, notamment afin d’éviter un contournement du droit des brevets qui permet la protection d’une solution technique, elle a le mérite d’apporter un certain nombre de clarifications eu-égard à l’appréciation de la fonction technique des caractéristiques essentielles de la marque contestée.
En effet, outre la représentation graphique de la marque contestée, il convient également de prendre en compte la forme concrète de la marque et, partant, tout élément utile à l’appréciation, tels que des enquêtes et des expertises, ou encore des données relatives à des droits de propriété intellectuelle conférés antérieurement.
Toutefois, il convient de noter que dans le cadre de la présente affaire, le déposant n’avait fourni aucune description de sa marque lors du dépôt. Aussi, nous pouvons nous demander si une telle appréciation aurait vocation à s’appliquer de manière identique dans l’hypothèse où le titulaire d’une marque tridimensionnelle aurait fourni une description de sa marque.
En outre, le raisonnement du TUE peut apparaitre quelque peu contradictoire sur certains points. D’une part, il prend en compte des éléments extérieurs à la représentation graphique de la marque pour conclure que les lignes verticales et horizontales sont une caractéristique essentielle du signe permettant l’obtention d’un résultat technique. Mais d’autre part, il se contente d’une simple analyse visuelle de la représentation de la marque pour conclure que les couleurs des six faces du cube n’en constituent pas une.
Après plus de dix ans de procédure, la saga « Rubik’s Cube » touche à sa fin. Si le titulaire de la marque contestée perd le bénéfice de la protection de la forme iconique créée par Ernő Rubik (uniquement pour les produits de la classe 28), elle peut toutefois compter sur la protection de son nom, connu à travers le monde.
Baptiste Kuentzmann
Juriste
Jean-Charles Nicollet
Conseil en Propriété Industrielle
Responsable du Pôle Juridique CPI
Lien vers la décision commentée
[1] Article 7 paragraphe 1 sous a) à c) et e), du Règlement 2017/1001 : « 1. Sont refusés à l’enregistrement : a) les signes qui ne sont pas conformes à l’article 4 ; c) les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications pouvant servir, dans le commerce, à désigner l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l’époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d’autres caractéristiques de ceux-ci ; e) les signes constitués exclusivement : i) par la forme, ou une autre caractéristique, imposée par la nature même du produit ; ii) par la forme, ou une autre caractéristique du produit, nécessaire à l’obtention d’un résultat technique ; iii) par la forme, ou une autre caractéristique du produit, qui donne une valeur substantielle au produit »
[2] Arrêt du Tribunal de l’Union Européenne du 25 novembre 2014 – T-450/09, Simba Toys / OHMI (lien)
[3] Arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 10 novembre 2016 – C-30/15, Simba Toys / EUIPO (lien)
[4] Décision de la première Chambre de Recours de l’EUIPO du 6 mars 2017 – R 452/2017-1, Simba Toys / Rubik’s Brand Limited
04
novembre
2019
Marques et mauvaise foi : quand le Tribunal file un mauvais coton…
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teamtaomanews
Une requérante titulaire de marques antérieures semi-figuratives KOTON, ayant effet sur le territoire de l’Union européenne, a formé opposition auprès de l’EUIPO contre l’enregistrement d’une demande de marque STYLO & KOTON déposée en classes 25, 35 et 39. Comme pour les marques antérieures, le terme KOTON comportait une fleur de coton dont les deux voyelles étaient stylisées.
Cette opposition n’a abouti qu’en classes 25 et 35 de sorte que la marque STYLO & KOTON a été enregistrée pour les services de la classe 39.
La requérante a alors déposé une demande en nullité de la même marque, non seulement pour les services de la classe 39, mais également pour des produits et des services des classes 25 et 35, sur le fondement du dépôt de mauvaise foi, au visa de l’article 52(1)(b) du Règlement n°207/2009, applicable en raison de la date de dépôt.
La division d’annulation puis la chambre de recours de l’EUIPO ayant rejeté la demande en nullité, la requérante saisit le Tribunal de l’Union européenne (« TUE »), lequel refuse également de considérer que le dépôt a été fait de mauvaise foi.
Le règlement (UE) n°2017/1001 du 14 juin 2017 (« RMUE »), qui a remplacé le règlement (CE) n°207/2009 du 26 février 2009, ne propose pas de définition de la mauvaise foi, se bornant à affecter de nullité le dépôt opéré par un demandeur « de mauvaise foi » (RMUE, art. 59(1)(b)).
La Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE ») s’est essayée à la définir, en particulier dans l’arrêt du 11 juin 2009 Chocoladefabriken Lindt & Spüngli (CJCE, 11 juin 2009, C-529/07, pt. 53) précisant que la mauvaise foi du déposant doit être appréciée globalement en tenant compte de tous les facteurs pertinents du cas d’espèce et existant au moment du dépôt et notamment :
le fait que le demandeur sait ou doit savoir qu’un tiers utilise, dans au moins un État membre, un signe identique ou similaire pour un produit ou service identique ou similaire prêtant à confusion avec le signe dont l’enregistrement est demandé ;
l’intention du demandeur d’empêcher ce tiers de continuer à utiliser un tel signe ;
le degré de protection juridique dont jouissent le signe du tiers et le signe dont l’enregistrement est demandé.
La Cour vient ici préciser qu’il ne ressort pas de l’arrêt du 11 juin 2009, Chocoladefabriken Lindt & Sprüngli, que l’existence de la mauvaise foi peut uniquement être constatée dans l’hypothèse, qui était celle sur laquelle la Cour était alors interrogée, où il y a utilisation sur le marché intérieur d’un signe identique ou similaire pour des produits identiques ou similaires prêtant à confusion avec le signe dont l’enregistrement est demandé, lequel n’est qu’un facteur pertinent parmi d’autres à prendre en considération (pts. 51-55).
En suivant cette approche, le TUE s’est abstenu de prendre en considération, dans son appréciation globale, l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes telles qu’elles se présentaient lors du dépôt de la demande, alors que ce moment était déterminant. Il aurait ainsi fallu tenir compte du fait que l’intervenant avait demandé l’enregistrement d’un signe comportant le mot stylisé « KOTON » en tant que marque de l’Union européenne non seulement pour les services de la classe 39, mais également pour des produits et des services des classes 25 et 35 qui correspondaient à ceux pour lesquels la requérante avait fait enregistrer des marques comportant ce mot stylisé (pts. 59-60).
Par ailleurs, le TUE n’a abordé qu’à titre surabondant le fait qu’il y avait eu des relations commerciales entre l’intervenant et la requérante et que celles-ci avaient été rompues par la requérante ; il s’est, en outre, abstenu d’examiner si la demande d’une marque contenant le mot stylisé « KOTON » pour des produits et des services des classes 25, 35 et 39 présentait une logique commerciale au regard des activités de l’intervenant (pt. 62).
La Cour ayant décidé d’annuler l’arrêt du TUE et la décision de la chambre de recours, il appartient à l’instance compétente de l’EUIPO de prendre une nouvelle décision en se fondant sur une appréciation globale qui tienne compte de la demande d’enregistrement de la marque contestée telle que déposée pour des produits et des services relevant non seulement de la classe 39, mais également des classes 25 et 35.
Alexis Valot
Juriste
Anne Messas
Avocate à la cour, associée
Lien vers la décision
16
octobre
2019
AOP : L’habit fait-il le fromage ?
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teamtaomanews
La Cour de Cassation, dans un arrêt du 19 juin 2019 [1], a posé une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) en matière d’Appellation d’Origine Protégée (AOP) afin de savoir si la reprise des caractéristiques physiques d’un produit protégé par une AOP peut constituer une pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit.
Le « Morbier » est un fromage qui bénéficie d’une AOP. Le décret ayant instauré l’appellation « Morbier » le décrit notamment comme « un fromage […] de la forme de cylindre plat […] qui présente des faces planes et un talon légèrement convexe. […] La pâte est de couleur ivoire à jaune pâle avec éventuellement une raie noire centrale horizontale […] ». Une photo sera bien plus parlante :
Une société fromagère, hors de la zone géographique de l’AOP, produit un fromage dont l’apparence visuelle est identique à celle du « Morbier ».
L’organisme de Défense et de Gestion (ODG) de l’AOP « Morbier » en fait donc tout un fromage et assigne en justice cette société au motif qu’elle porte atteinte à l’AOP et commet des actes de concurrence déloyale et parasitaires du fait de la fabrication et de la commercialisation de son fromage ayant l’apparence du « Morbier ». La société fromagère créerait la confusion avec le « Morbier » et profiterait de sa notoriété.
Aussi bien le Tribunal de Grande Instance que la Cour d’Appel de Paris ont rejeté les demandes de l’ODG nous menant devant la Cour de Cassation.
La présente affaire repose en effet sur l’interprétation de l’article 13, §1 du Règlement n°1151/2012 du Parlement Européen et du Conseil du 21 Novembre 2012 relatif aux systèmes de qualités applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires qui énumère les actes interdits contre les AOP comme suit :
« 1. Les dénominations enregistrées sont protégées contre : […]
d) toute autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. »
Si la protection accordée par le point d) de cet article semble large, il n’en demeure pas moins que le texte fait expressément référence à la « dénomination protégée ». Cela signifie-t-il que seul le nom « Morbier » est protégé par les textes européens ou ceux-ci doivent-ils être interprétés de manière plus large, comme interdisant également la reprise de la présentation visuelle du produit ?
Pour le Tribunal de Grande Instance et la Cour d’Appel, seule la dénomination « Morbier » est protégée. Mais la Cour de Cassation n’en est pas aussi sûre estimant que cette question est inédite et que la CJUE « ne semble pas avoir rendu de décision sur la question […] ».
Le décret ayant instauré l’appellation « Morbier » contenant des prescriptions claires et précises sur la forme caractéristique du fromage, la Cour de Cassation estime qu’il existe un doute sur l’interprétation du point d) de l’article 13 §1 et en appel donc au jugement de la CJUE.
L’habit fait-il le fromage et surtout l’AOP ? La CJUE devra en répondre dans les prochains mois ! Affaire à suivre…
Jean-Charles Nicollet
Conseil en Propriété Industrielle
[1] Lien vers la décision
18
juillet
2019
« FACK JU GÖHTE »: Mieux vaut une insulte qu’un désordre ?
Author:
teamtaomanews
Le signe « FACK JU GÖHTE », qui est également le titre d’une comédie allemande à succès, peut-il être enregistré à titre de marque de l’Union Européenne ?
En 2015, la société Constantin Film Produktion GmbH a déposé auprès de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO), une demande d’enregistrement de la marque verbale « FACK JU GÖHTE », correspondant au titre d’un film, pour divers produits et services de la vie quotidienne. Cette demande de marque a été rejetée au motif que le signe « FACK JU GÖHTE » était contraire à l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 [1], soit contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. L’EUIPO considérait que les termes « FACK JU » étaient prononcés de la même manière que l’expression anglaise « FUCK YOU » et que le signe constituait donc une marque de mauvais goût, offensante et vulgaire par laquelle l’écrivain Johann Wolgang von Goethe était insulté à titre posthume.
En 2017, Constantin Film Produktion GmbH a introduit devant le Tribunal de l’Union Européenne (TUE) un recours en annulation de la décision de l’EUIPO. Par un arrêt en date du 24 janvier 2018, le TUE rejeta ce recours.
Constantin Film Produktion GmbH saisit alors la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) d’un pourvoi dirigé contre cette décision en alléguant d’erreurs dans l’interprétation et l’application du Règlement (CE) n°207/2009 sur la marque communautaire, qui exclut de l’enregistrement les marques « contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs », ainsi que d’une violation des principes de l’égalité de traitement, de sécurité juridique et de bonne administration.
Le 2 juillet dernier, l’Avocat général Bobek a présenté ses conclusions et recommande à la CJUE d’annuler l’arrêt du Tribunal, ainsi que la décision de l’EUIPO.
En effet, l’Avocat général observe dans un premier temps que contrairement à l’affirmation du TUE selon laquelle « il est constant qu’il existe, dans le domaine de l’art, de la culture et de la littérature, un souci constant de préserver la liberté d’expression qui n’existe pas dans le domaine des marques », la liberté d’expression a vocation à s’appliquer en droit des marques, même si sa protection n’est pas l’objectif principal poursuivi par le droit des marques.
Il souligne également que les notions « d’ordre public » et « bonnes mœurs » présentent des différences conceptuelles certaines, dont il faut tenir compte dans l’application de l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009. La notion « d’ordre public » correspondrait à une vision normative de valeurs et d’objectifs, définie par les autorités publiques compétentes, à travers des sources officielles du droit et des documents de politique, tandis que les « bonnes mœurs » feraient référence à des valeurs et croyances auxquelles une société adhère à un moment donné, définies et appliquées par le consensus social prévalant dans une société à une moment donné. Ainsi, la principale différence entre ces deux notions réside dans la façon dont elles sont établies et déterminées. Alors que « l’ordre public » peut être déterminé de manière objective, par référence aux lois, aux politiques publiques et aux déclarations officielles, les principes moraux doivent être appréciés au regard d’un contexte social précis, ce qui suppose de prendre en considération la perception de la société à un moment précis.
Par conséquent, le motif absolu de refus d’enregistrement tiré des « bonnes mœurs » doit être apprécié au regard de la perception du public pertinent, en tenant compte des éléments de fait propres à l’espèce.
Or, selon l’Avocat général, l’EUIPO, ainsi que le TUE, n’auraient pas tenu compte de ces principes dans l’appréciation du signe « FACK JU GÖHTE », ignorant le contexte plus large dans lequel la marque avait été déposée, à savoir le succès du film lors de sa sortie, l’absence de controverse à propos de son titre, le fait que son visionnage ait été autorisé à un public jeune et que l’Institut Goethe s’en sert à des fins pédagogiques.
Enfin, l’Avocat général a souligné que l’EUIPO s’était écarté de sa jurisprudence sans explication cohérente. En effet, dans le cadre de l’affaire « Die Wanderhure » (i.e. : La Catin), qui était également le titre d’une œuvre littéraire allemande et de son adaptation cinématographique, la chambre de recours de l’EUIPO avait considéré que le succès du film démontrait que le public n’avait pas été choqué ni par l’œuvre littéraire, ni par le titre. Ainsi, compte tenu des similitudes entre les contextes, l’EUIPO aurait dû fournir une explication plausible à l’adoption de solutions différentes dans ces deux affaires.
La CJUE qui commence à présent à délibérer dans cette affaire, n’est toutefois pas liée par les conclusions de l’Avocat général. Elle pourrait se ranger du côté de Constantin Film Produktion GmbH, et donc de l’Avocat général Bobek, et suivre les traces de son homologue américain, la Cour Suprême des États-Unis qui, pour rappel, a récemment reconnu la validité de la marque « FUCT », sur le fondement de la liberté d’expression (lire notre TAoMA News).
Lire les conclusions de l’Avocat général Bobek sur le site CURIA.
[1] l’Article 7, paragraphe 1, sous f) du Règlement n°207/2009 : « 1. Sont refusés à l’enregistrement : (…) f) les marques qui sont contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs (…) »
28
juin
2019
Parodie : Le Point fait rire la Cour de cassation
Author:
teamtaomanews
Le 19 juin 2014, le journal Le Point publiait un numéro dont la Une représentait, sous l’intitulé « Corporatiste intouchables, tueurs de réforme, lepéno-cégétistes… Les naufrageurs – la France coule, ce n’est pas leur problème », un buste de Marianne à demi submergé.
Il est cependant apparu que le journal n’avait pas recherché l’autorisation de l’auteur de la sculpture apparaissant dans ce photomontage, Alain Gourdon, dit Aslan, avant de procéder à la publication. Le sculpteur étant décédé, son épouse (investie de l’ensemble de ses droits) a assigné le Point en contrefaçon. Après le rejet de sa demande par les juges du fond, c’est la Cour de Cassation qui, par un arrêt du 22 mai 2019, a définitivement mis fin aux prétentions de la demanderesse.
Dans sa décision, la Cour marque son accord avec la qualification de parodie donnée à la Une de l’hebdomadaire par la cour d’appel. En effet, l’article L122-5 du Code de la propriété intellectuelle indique que « lorsqu’une œuvre est divulguée, l’auteur ne peut interdire […] 4° la parodie, le pastiche ou la caricature, compte tenu des lois du genre », ces dernières n’étant pas définies légalement.
La Cour de Justice de l’Union Européenne[1] avait déjà apporté un éclairage sur les caractéristiques que devaient présenter une œuvre pour pouvoir être considérée comme une parodie, à savoir :
Évoquer une œuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci ;
Constituer une manifestation d’humour ou une raillerie.
En revanche, elle avait souligné que la notion de « parodie » n’était pas soumise à des conditions selon lesquelles elle devrait présenter un caractère original propre, pouvoir raisonnablement être attribuée à une personne autre que l’auteur de l’œuvre originale, porter sur l’œuvre originale ou mentionner la source de l’œuvre parodiée.
S’agissant d’une notion autonome du droit de l’Union, c’est à la lumière de cette interprétation que la Cour de cassation s’est prononcée, validant la décision de la cour d’appel, qui avait relevé :
L’absence de tout risque de confusion avec l’œuvre originale, du fait des éléments propres ajoutés par le photomontage ;
L’existence d’une « métaphore humoristique du naufrage prétendu de la République » qui résultait dudit montage, peu important le caractère sérieux de l’article qu’il illustrait,
Sans chercher à savoir, en revanche, si la parodie portait sur l’œuvre elle-même, ce critère ayant été écarté par la CJUE.
Date et référence : Cour de cassation, 1ère chambre civile, 22 mai 2019, n°18-12718
Lire la décision complète sur Legifrance
[1] CJUE, 3 septembre 2014, Deckym, C-201/13
22
novembre
2018
Pas de droit d’auteur pour la saveur d’un produit alimentaire
Author:
teamtaomanews
Les Juridictions nationales se penchent régulièrement sur la définition des œuvres susceptibles d’être protégées par le droit de la propriété intellectuelle. Après l’odeur d’un parfum, à qui les juges néerlandais semblent accorder une protection par le droit d’auteur, alors que la jurisprudence française y est plutôt opposée, il est ici question du goût d’un produit alimentaire.
La CJUE vient de rendre une décision très claire sur l’absence d’appropriation par le droit d’auteur des saveurs gustatives.
La société néerlandaise Levola s’était fait céder les « droits de propriété intellectuelle » sur un fromage à tartiner à la crème fraîche et aux fines herbes (le « Heksenkaas »).
Ayant découvert qu’un concurrent (la société Smilde) fabriquait pour une chaine de supermarchés un fromage (le « Witte Wievenkaas ») qu’elle jugeait similaire au sien, Levola l’a assignée pour atteinte à ses droits d’auteur sur la « saveur » du Heksenkaas.
Au cours de la procédure judiciaire, la cour d’appel d’Arnhem-Leuvarde a saisi la CJUE d’une question préjudicielle portant, en substance, sur la possibilité pour le goût d’un produit alimentaire de bénéficier de la protection par le droit de la propriété intellectuelle.
La Cour rappelle que les droits exclusifs dont jouissent les auteurs aux termes de la directive 2001/29 sur le droit d’auteur portent sur des « œuvres » et que ces droits souffrent d’exceptions et de limitations, également prévues par ledit texte.
Elle précise ensuite que, pour qu’un objet puisse revêtir la qualification d’œuvre, il importe que soient réunies deux conditions cumulatives :
1. L’objet concerné doit être original, en ce sens qu’il constitue une création intellectuelle propre à son auteur => ce point n’est pas en débat en l’espèce ;
2. La qualification d’œuvre est réservée aux éléments qui sont l’expression d’une telle création intellectuelle.
En s’appuyant sur divers textes internationaux auxquels l’Union européenne est tenue de se conformer, la juridiction indique que « les œuvres littéraires et artistiques comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression » et que « ce sont les expressions et non les idées, les procédures, les méthodes de fonctionnement ou les concepts mathématiques, en tant que tels, qui peuvent faire l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur ».
Elle en conclut que la notion d’œuvre « implique nécessairement une expression de l’objet de la protection au titre du droit d’auteur qui le rende identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité, quand bien même cette expression ne serait pas nécessairement permanente ».
En effet, la Cour rappelle qu’il est essentiel que les autorités chargées de veiller au respect des droits d’auteur, mais également les particuliers (notamment les concurrents de titulaires de droits) soient en mesure de connaître avec clarté et précision les objets ainsi protégés et que tout élément de subjectivité soit écarté dans le processus d’identification de l’objet protégé. Ainsi, ce dernier doit pouvoir faire l’objet d’une expression précise et objective. Cette exigence répond notamment aux questions qui était posée par la juridiction de renvoi, qui se demandait comment faire valoir ses droits devant les juridictions (faudrait-il que le juge déguste un produit pour vérifier s’il peut être protégé ? Que les choix créatifs de l’« auteur » soient décrits ? Comment la similitude avec un autre produit pourrait être établie ? etc.).
Or, la Cour souligne que « la possibilité d’une identification précise et objective fait défaut en ce qui concerne la saveur d’un produit alimentaire [puisqu’elle] repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives qui sont subjectives et variables [qui] dépendent, notamment, de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné […] ainsi que de l’environnement ou du contexte dans lequel ce produit est goûté.
En outre, une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire, qui permette de la distinguer de la saveur d’autres produits de même nature, n’est pas possible par des moyens techniques en l’état actuel du développement scientifique ».
En conséquence, la CJUE décide que la saveur d’un produit alimentaire ne peut pas être qualifiée d’œuvre et que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une législation nationale soit interprétée de manière à lui accorder une protection par le droit d’auteur.
Si l’issue de cette affaire n’est pas particulièrement surprenante, l’exigence d’une formalisation étant souvent rappelée, tout du moins par les juridictions françaises, elle permet de rappeler la difficile protection des saveurs, qui peinent également à remplir les critères de validité des marques (cf. CA Paris, 4ème chambre, section B, 03 octobre 2003 : « la marque constituée par le goût suivant : ‘’arôme artificiel de fraise’’ ne remplit en aucun cas les critères de précision et d’objectivité requis [et ne peut pas être enregistrée] »).
Référence et date : Cour de Justice de l’Union Européenne, 13 novembre 2018, dans l’affaire n° C‑310/17
Lire l’arrêt sur Curia
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